Livres-Addict.fr

 AccueilLivres | Films | Expositions | Sites internet

  Antoine Sénanque par Livres-Addict.fr 

senanque

"La grande garde" d'Antoine Sénanque (Grasset)

Attention grand livre, livre-choc.

L'auteur : un médecin, neurologue qui exerce dans un hôpital parisien et écrit sous le pseudonyme d'Antoine Sénanque.

la grande gardeLe thème : la chronique minutieuse de ce qui se trame, se joue, se noue dans le service de neurochirurgie d'un grand hôpital parisien. La majeure partie du livre consiste en une série de portraits exécutés de main de maître. 

Il y a d'abord Pierre, le narrateur, jeune interne indécis et sans vocation, reçu à la faveur des désistements qui entre en neurochirurgie comme on joue son va-tout, croyant développer une geste gratuite et désenchantée. Il ne sait pas qu'il part, aventureusement, en quête de lui-même. Son engagement est faible mais son regard aigu et il observe, avec une férocité certaine, la chorégraphie des ambitions, des jeux de pouvoir, des frictions sanglantes qui se déploie autour de lui.

Il y a Ganate, l'interne doué, l'étudiant brillantissime, le cacique promis à une grande carrière, désigné a priori de droit pour succéder au meilleur neurochirurgien. Mais il se trouve que le grand homme n'élit pas de disciple et que sa dilection se porte non sur l'étudiant méritant mais sur Pierre, le médiocre, de désinvesti. Car Pierre, s'il opère mal, possède un don qui aimante, qui l'excepte de ses semblables et lui garantit les faveurs : il a la joie, l'insouciance et une sorte de candeur que la plupart des médecins perdent dès avant leur entrée en fonction. Ganate aussi se rapproche de Pierre : brillant, acharné au travail, sombre et maladivement anxieux, il convoite la chaleur, l'aisance, le rayonnement de son condisciple. Il y a Gonzague, le chef de clinique aristocrate qui cultive un esprit de caste, proroge ses privilèges natifs, cumule les impairs et les opérations désastreuses avec une désarmante inconscience des ravages, tant chirugicaux qu'humains, qu'il occasionne. Il y a Debrelle, le patron, dont l'activité essentiellement consiste à briguer le titre d'agrégé au travers de mondanités et d'intrigues diverses. Il y a Weiss, le psychanalyste, l'un des personnages les plus humains, qui peaufine jour après jour une apologie de la dépression et prône la mélancolie comme panacée universelle en tant qu'elle relie aux fondements de l'humaine condition.

Enfin, il y a le personne-phare, l'astre moir, le trou d'ombre magnétique : Vadas l'agrégé, chirurgien de grand talent sinon de génie. Pour lui, le seul de cette galère, le malade reste prioritaire sur le reste. Vadas, figure fascinante, figure romanesque par excellence, énigme irrésolue autour de laquelle gravitent les autres personnages. Vadas qui règne sans cour et ne daigne. Vadas ombrageux, solitaire, farouche, mutique. Vadas qui tranche parmi la foule, ne s'attardent pas les antichambres, va droit à son destin, à son métier qu'il exerce au plus juste. Au millimètre, Vadas qui se fout des honneurs et des ronds de jambe, qui sèche toutes les manifestations mondaines, Vadas tout acéré, flèche drue que rien ne dévie de sa trajectoire. Vadas souverain, sans rival mais blessé dans ses origines. Vadas qui ne fraye, qui tranche, exclut sans se fendre d'un mot d'explication. Vadas, l'homme sans mots capable du geste divin, du geste inespéré, celui que sauve. Vadas, figure même de l'artiste et qui pourtant déteste l'art, épris qu'il est uniquement d'agir au mieux. Vadas qui, parce qu'il l'a exclu, orchestrera la tragédie dont Pierre sera frappé.

Le troisième tiers du roman est, sur un rythme soutenu, scandé, le récit presque instant par instant d'une "grande garde" de Pierre. Pas n'importe laquelle. La fatidique. On appelle "grange garde" les nuits que les neurochirurgiens passent à opérer les urgences cérébrales. Le qualificatifs "grande" a été décerné comme une inclinaison, un coup de chapeau, par le reste du corps médical car ces nuits-là sont les plus risquées, les plus éprouvantes qui soient. Cette dernière partie est quasi cinématographique par son découpage, son rythme haletant, syncopé, sa force évocatoire. C'et un ballet conjuratoire, une corrida contre la mort, une nuit d'une blancheur hallucinée. A la fin, le mystère Vadas est en partie levé sans qu'il ne perde rien de sa puissance d'envoûtement.

Et puis, chose capital, il y a le style. Eblouissant. Magistral. Un style (sans mauvais jeu de mots) au scapel. Ciselé. Acéré. D'une précision étincelante. D'une justesse  confondante. Les portraits (celui de Vadas, surtout, disséminé, est ébouriffant) sont un régal de lecture. C'est le roman de l'urgence et l'écriture restitue cette urgence avec une rare maîtrise. C'est aussi un état des lieux de la médecine et il est accablant, c'est un précis à charge contre l'incurie et le narcissisme navrant des médecins.

C'est un roman écrit comme une bombe amorcée par un observateur éclairé. C'est un compte à rebours qui fait sauter quelques battements de coeur. C'est prenant et bouleversant de bout en bout. Je ne sais si le médecin qui a commis ce livre est un grand neurologue mais il est sans nul doute un grand styliste.

BH 07/07

"Blouse" d'Antoine Sénanque (Grasset)

blouse_senanqueVoici l'abrupte confession d'un "médecin malgré lui". Vertigineuse plongée dans l'intimité d'un homme douloureusement familier de ses abîmes. Qui n'a de connaissance que par les gouffres. Un auto-portrait des plus féroces. Le narrateur est neurologue. On suit, chronologiques, les étapes de sa formation puis de sa vie professionnelle.

Dès le commencement, le ton est donné : c'est celui du dégoût, de la rancoeur, de la révulsion la plus violente qui soit. La phrase, ciselée, âpre, corrosive et tendue à l'extrême, instille le malaise, distille une haine froide, une rage acide.

Nul n'échappe à son ire contemptrice. Ni les malades qui ont le front d'exiger un diagnostic et des certitudes ni les infirmières décrites comme acrimonieuses et accusées de dilapider leur énergie dans une "lutte des classes" aussi malvenue qu'obsolète. Les pairs du narrateur ne sont pas d'avantage épargnés. Dans le meilleur des cas, s'ils exercent leur charge avec amour et avec une joie relative, ils sont présentés comme des inconscients, sinon il s'agit de sujet gravement névrosés qui pansent leurs plaies en sondant les maux d'autrui. Tous les médecins sont en fait de grands malades et leur propension à soulager la souffrance humaine repose sur des motivations troubles voire morbides.

Au passage, le lecteur hérite de quelques portraits assez grandioses. Etre médecin, c'est s'exposer aux coups, c'est être cabossé. Certains pour désamorcer le drame potentiel qui se présente avec chaque patient, technisent à outrance, passent maître dans l'art de la dissection et de la dissociation : ils séparent, ils distinguent radicalement le malade et la maladie et ce dispositif de défense peut prendre des allures aussi obsessionnelles que bouffonnes. D'autres prennent l'angoisse de vitesse en s'agitant sans discontinuer.

Notre neurologue, hélas, ne possède aucun talent pour tenir le malheur à distance. Il ne sait pas composer avec la maladie et la mort. Il ne supporte rien. Il va Charybde en Scylla, chacun des caps franchis correspond à une nouvelle étape de son chemin de croix. Pendant ses études, durant ses stages, son externat, son internat, ses années de pratiques hospitalière, puis son installation dans le privé, il vit la peur au ventre et le coeur à fleur de lèvres.

Notre homme est un "enfant du siècle" des plus égarés, un Musset fourvoyé dans le monde médical, un écorché qui endosse un rôle contre-nature, qui choisit d'exercer la fonction pour laquelle il est le moins taillée.

Tout au long du roman, la question, lancinante, s'impose au lecteur : que fait-il là; pourquoi reste-t-il, pourquoi insister alors que la preuve est faite qu'il n'est pas à sa place ? Des brides d'explication, ténues, pointent parfois ; il semblerait qu'il ait eu, pour d'obscures raisons, besoins d'en découdre avec le lieu et les figures qui condensent ses pires hantises.

Le lecteur fait les frais de ce parcours du supplicié : à maintes reprises, il est tenté de crier grâce, il voudrait implorer ce médecin malade de la médecine d'arrêter le massacre. Car il est saturé de noirceur, ce pauvre lecteur. Si certaines figures croisées ou côtoyées dégagent de la lumière, pour le narrateur, en revanche, il n'est nul abri ni repos ni salut ni rédemption. Il endure son martyre sans fin. Face aux malades il est taraudé par le doute, talonné par l'effroi. Il est confronté à des maladies terribles, tragiques car souvent incurables mais ce n'est pas tant cela qui est en cause que son exil intérieur. Il est seul. Ses collègues peinent à comprendre son inappétence foncière, son désir de fuite. Une seule fois, lors de son stage en psychiatrie, il a perçu un mieux-être, il a senti qu'il pourrait trouver là de quoi se poser et respirer. Et, par un mouvement pervers qu'il ne s'explique pas lui-même, il s'est détourné de cette issue.

Des mots empruntés à Céline (citation et titre de roman) encadrent le récit : "Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde" et "Féerie pour une autre fois". Tout est dit. Un livre  fort, très fort. Un uppercut qui meurtrit. A lire sous réserve d'avoir le coeur bien accroché !

BH 09/07

   © Livres-Addict.fr - Tous droits réservés                                                                                                          | Accueil | Contact |