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"Après la nuit" de Marius Olteanu

Etrange opus que ce premier film roumain qui se présente à rebrousse-poil et semble presque cumuler à dessein les caractéristiques rébarbatives.

Filmé en format carré dans les deux premières parties et constitué en triptyque, ce long-métrage s'attache à observer le délitement d'un couple aux abords de la quarantaine. Chacun des deux membres du couple est filmé séparément avant qu'ils ne se retrouvent dans la troisième partie.

Soit, d'abord, Dana, jeune femme au profil d'oiseau saisie dans les toilettes d'une gare où elle laisse libre cours à son désarroi et à ses sanglots. Elle passera ensuite la nuit à bord d'un taxi conduit par un homme abrupt et cuistre qui la malmène et avec qui elle échange des propos peu amènes. Mais ce qui se dessine, au fil de ce dialogue heurté et de cette nuit, c'est le sentiment de perdition qui affecte, non seulement Dana, laquelle se débat au cœur de son drame singulier, mais tout un pays, la Roumanie en déshérence dont le chauffeur de taxi est un emblème ou un avatar hirsute, rogue, hargneux parce que profondément malheureux et frustré.

Quant à Arthur, le mari de Dana (homme d'apparence plutôt séduisante mais dont on sait d'emblée qu'il oscille et vacille), à qui la partie centrale du film est consacrée, il est aux prises avec des désirs homosexuels dont on ne sait s'ils menacent son couple ou constituent un exutoire pour une histoire devenue cul-de-sac. Il rejoint un homme débusqué via un site de rencontres, et le face à face qui en résulte donne lieu à des scènes sidérantes de cocasserie sinistre, d'absurdité cruelle et retorse, tant l'élu du hasard impose à Arthur des conduites dénuées de sens et réellement contre-nature.

La troisième partie décline, ad libitum et ad nauseam, les tentatives hérissées que font les époux disjoints pour trouver un terrain d'entente et une manière de renouement viable pour tous les deux.

Ce qui frappe, c'est le sentiment d'enfermement et de solipsisme qui se dégage de chaque séquence et de chaque personnage. Du reste, les scènes s'étirent jusqu'à l'asphyxie tant on bute sans cesse sur des impossibilités indénouables.

Dana tourne en rond dans son taxi jusqu'au bout de la nuit sans jamais trouver le courage ou le moyen de s'évader d'une vie devenue mortifère.

Arthur, lui, est pris dans une logique d'addiction et de soumission destructrice. Et, ensemble, les deux époux échouent la plupart du temps, à trouver les termes d'un dialogue salvateur.

En définitive, tout, dans ce film pourrait paraître rebutant, mais l'oeuvre distille un charme entêtant, mi-maléfique, mi-captateur, qui persiste longtemps après la projection.

La séduction exercée tient à la maîtrise impressionnante dont fait preuve le réalisateur. Maîtrise lisible à travers l'économie de l'expression, l'usage des silences, des ellipses et non-dits.

La subtilité des sentiments exprimés ou suggérés est également remarquable. Et il en va de même pour la façon dont les corps habitent le temps et l'espace.

Une première œuvre saisissante.

BH 02/20

"Khibula" de George Ovashvili

Voici un film, inspiré d'un destin réel, poignant, et qui tourne à la corrida intérieure, à l'errance mystique.

Il s'agit de la fuite de Zviad Gamsakhurdia, président géorgien désavoué, condamné à l'exil par un putsch en 1992. Entouré de quelques indéfectibles, il marche, dans la neige et dans des conditions extrêmes. Dans les montagnes glacées, au fil de sa quête éperdue, il frappe aux portes, dans l'espoir de gagner des hommes à sa cause et de grossir les rangs de ses alliés.

Au fil des mouvements de caméra rasants qui épousent au plus près le corps fourbu des hommes enfoncés dans la neige, on assiste à une élévation qui est aussi une perdition.

Présences taciturnes et de plus en plus ployées, le président et sa garde rapprochée sont pris dans une quête effrénée qui tourne à la perte : de repères, de forces, d'espoir.

Cette dissolution progressive des corps dans la neige et l'épuisement est filmée comme une épiphanie toujours plus grandiose à mesure que les forces vives s'amenuisent. Le président déchu devient une figure sacrificielle, quasi christique aux prises (en dépit de la présence des fidèles) avec une absolue solitude et avec les rudesses d'un paysage aussi inhospitalier que sublime.

Une splendeur.

BH 12/17

"Va, Toto",  film de Pierre Creton

"Va, Toto!" est un film vraiment à part. Un étrange alliage entre documentaire, journal intime et rêverie sauvage. Le réalisateur s'attache aux relations qui unissent l'homme et l'animal, notamment à travers la figure de Madeleine, une vieille dame qui s'amourache d'un marcassin (le fameux Toto) et développe avec lui une relation très tendre. C'est loufoque mais pas seulement, c'est aussi émouvant, drôle, poignant, et d'une grande justesse. Il y a des vérités perçantes qui pointent à travers l'aspect saugrenu. C'est empreint de sensualité et d'une folle poésie. Les commentaires en voix off sont d'une qualité littéraire invraisemblable, on dirait presque du Proust parfois. Le personnage de Madeleine est d'une grande beauté, d'une élégance racée et l'entêtement farouche dont elle fait preuve quand il s'agit de garder Toto auprès d'elle, accuse la finesse de ses traits. Elle paraît translucide par moments mais c'est une coriace. Et il y a, dans le film, des portraits d'elle qui semblent des tableaux de Georges de La Tour et qui sont d'une splendeur à couper le souffle. 

L'évocation s'enrichit ensuite de deux autres portraits. Celui de Vincent, l'amoureux du narrateur/réalisateur, qui, parti en Inde, tisse des liens étroits avec des singes lesquels remuent en lui tous les paradoxes du désir. 

On découvre aussi Joseph, vieil homme au bord de l'asphyxie, qui est placé  sous assistance respiratoire et vit entouré d'une nuée de chats. Ces petits félins lui sont un puissant réconfort mais, la nuit, ils peuplent ses cauchemars comme s'ils changeaient de nature se muaient soudain en créatures maléfiques droit sorties de quelque légende gothique. 

Cette exploration, à la fois vagabonde et méthodique, est d'une délicatesse et d'une liberté infinies.

A travers cette approche d'une originalité totale, Pierre Creton nous invite, très subtilement et très efficacement, à repenser notre rapport à l'altérité.

 BH 11/17

"Les filles au Moyen-âge" de Hubert Viel

C'est un feu d'artifice en noir et blanc. Une merveille pyrotechnique dans un cadre sulpicien. C'est Michael Lonsdale en grand-père conteur, idéal et inspiré, qui gauchit, ou plutôt rectifie l'histoire des filles au Moyen-âge. Michael Lonsdale qui, en faveur de ses petites-filles adorées, réinvente la médiévale condition féminine.

C'est un conte cocasse, loufoque, infiniment poétique et incisif, interprété par des enfants bougrement talentueux.

Le grand-père débonnaire tend à réhabiliter femmes et filles, à leur restituer leur puissance plénière, à rendre justice au rôle prépondérant qu'elles jouèrent en ces temps reculés.

Il est question du débat théologique autour de la nature du Saint-Esprit. Dont il ressort, à l'issue d'une hilarante joute verbale, que le Saint-Esprit est, c'est imparable, du genre féminin.

On assiste aussi, entre autres épisodes narrés, au baptême de Clovis, dûment piloté et manipulé par sa femme Clotilde, à toutes les tribulations d'une Jeanne d'Arc déchaînée.

C'est piquant, gracieux, inventif, inattendu. Les afféteries et maladresses même ajoutent au charme de l'ensemble. Le noir et blanc est somptueux et les enfants qui peuplent cet univers féerique sont, le plus souvent, d'une beauté à couper le souffle.

BH 03/16

"Comos" de Andrzej Zulawski

C'est un ovni étincelant, un météore fou dont la combustion s'effectue sous nos yeux, une queue de comète incendiaire qui embrase l'écran et l'esprit du spectateur. Lequel oscille entre incrédulité, éblouissement, abasourdissement et ravissement au sens plénier.

Il y a une extravagance savoureuse, une loufoquerie sans frein, un rythme endiablé et de constantes étourdissantes et ébouriffantes trouvailles. Il y a des jeunes gens beaux comme des médailles et des aînés (Sabine Azéma et Jean-François Balmer) inouïs, vibrionnants comme de jeunes gandins.

Un jeune escogriffe, grand échalas irradié façon beau ténébreux, fait irruption dans le paysage, fortuitement flanqué d'un griot lutinesque et bondissant, elfe virevoltant, expert en bouffonnerie, aux accents faubouriens et à la verve décapante. Le jeune héros romantique, facétieusement prénommé Witold est un étudiant en droit en quête d'un refuge pour réviser ses examens, son acolyte de fortune un apprenti stylite qui vient de se faire remercier. Ensemble, ils investissent, au bord d'une mer indéterminée, une improbable auberge tenue par une simili et accorte sorcière rousse. Laquelle est secondée par un second époux effervescent et gourmé qui émaille ses tirades amphigouriques de latin de cuisine et les scande d'exclamations invraisemblables.

L'auberge n'abrite nul client, uniquement la ravissante et creuse fille de la taulière, son nom moins décoratif époux et Catherette, la bonne fantasque et affligée d'un bec-de-lièvre artistiquement réinventé et qui cristallisera très vite fantasmes et obsessions.

Ce réel, peu fixe, se détraque sans cesse, tout est foutraque, gondolé, on navigue dans un monde survolté, tous codes et repères pulvérisés cependant qu'abondent clins d'œil et mises en abyme. C'est un festival de dérèglements et d'incongruités poétiques sous acide.

Il y a un moineau mort puis un chat perdu et enfin un fiancé suicidé.

Des gradations partout mais rien n'est graduel ou gradué, le saisissement et la violence imposent leur règne.

Il y a la langue bousculée, basculée, chavirée pour notre plus vite délectation. Celle du second époux, sorte de sabir emphatique, entropique et parfaitement jubilatoire et celle de l'apprenti styliste (Johan Libéreau plus que parfait) dont la gouaille, la frontale verdeur et la puissante inventivité réjouissent également.

Il y a un amour interdit qui nait, souffle inversé, lèvres confisquées, entre l'effilé Witold et la désirable Léna, fille de la taulière radioactive (laquelle à intervalles réguliers dérape, explose). Il y a des joutes verbales débridées, déglinguées, étourdissantes, entre les deux jeunes gens, entre lesdits jeunes gens et le second époux.

Il faut saluer les performances renversantes de Jean-François Balmer en second époux piqué et magnifiquement logorrhéique, et celle de Jonathan Genet en Witold magnétique et halluciné.

BH 03/16


"Le temps de quelques jours" documentaire de Nicolas Gayraud

Ce sont des voix et des visages. Ordinaires mais traversés par une parole singulière. Ce sont des corps en uniforme et conducteurs d'un flux marginal et déconcertant. C'est le réalisateur Nicolas Gayraud qui a posé et conduit sa caméra au sein de l'abbaye de Bonneval laquelle abrite une communauté de sœurs de l'ordre cistercien de la Stricte Observance. Le réalisateur, perclus de doutes, a approché les sœurs sauvages avec des précautions et des délicatesses de félin.

On est donc témoin, simultanément, du surgissement d'une parole inouïe et du parcours initiatique du réalisateur qui est, de toute évidence, un homme de cœur.

Mais écoutons plutôt ce qui, au cœur de ce creuset, se dit :

Sœur Anne Claire (31 ans, expansive et rieuse)

"J'étais ingénieur, je travaillais les webcams et j'adorais ça, j'adorais mon boulot et je m'entendais très bien avec l'équipe. Alors, quand j'ai pris ma décision, ça n'a pas été facile à annoncer. Mes copains chrétiens n'ont pas trop compris. Un prêtre, oui, c'est utile, mais une bonne sœur ? Et contemplative en plus ! Mais le plus dur, ça a été la famille. Les parents, ils ont d'autres projets pour leur fille alors quand je leur ai dit que l'entrais au couvent... Ils étaient terrassés, ils ont eu l'impression qu'ils me perdaient."

"J'ai envie de tout mais vraiment de tout ! Ca va de la bouffe, les fringues, les bagnoles même... Mais on s'aperçoit que ce n'est pas ça qui rend heureux. Le but, quand on est ici, ce n'est pas la frustration, c'est une vie centrée sur l'essentiel."

"Le port de l'habit, ça a ses avantages : on ne s'arrête plus à des distinctions accessoires. Oh, bien sûr, il y en a toujours qui vont essayer de se distinguer. A travers les grolles, des coquetteries dans la coiffure, mais bon... C'est une uniformisation qui va dans le bon sens, je trouve."

Xavier, la cinquantaine, maître chocolatier au sein de l'abbaye (jovial, exubérant, inquiet)

"On peut avoir parfois l'impression que les sœurs sont à côté de la plaque, qu'elles évoluent en vase clos mais c'est rien, à mon avis, par rapport aux gens qui légifèrent sur la retraite et qui poussent à la surconsommation : ça, ça me paraît beaucoup plus abstrait, absurde, insensé."

"Ce qui me perturbe le plus, ici, c'est le rapport au temps, c'est de ne pas avoir d'emploi du temps fixe, dicté par le rendement. Parce que je vais croiser quelqu'un et me mettre à lui parler et dans ma tête, je vais me dire "Mais le temps que je consacre à cette conversation, il est perdu pour le travail" et, en fait, je n'aurai pas prêté l'attention nécessaire à cette personne. Ici, il faut apprendre à perdre son temps ou plutôt à prendre le temps de faire les choses et d'être là, avec les autres. Et moi je suis encore trop dans une logique de l'efficacité, de la performance, il faut que je sorte de ça."

Sœur  Aleksandra, 20 ans, novice, d'origine polonaise (douce, délicate, subtile, charismatique)

"J'aimais énormément le cinéma, le théâtre, la littérature aussi. Et je cherchais dans l'art, je cherchais une vie plus vraie. Et chaque fois je trouvais un peu mais chaque fois ce n'était qu'un bout de la vérité, pas la vérité entière."

BH 01/15

Théâtre : "L'Annonce faite à Marie" de Paul Claudel - mise en scène par Yves Beaunesne (Théâtre des Bouffes du Nord)

Courez, volez, toutes affaires cessantes, voir "L'Annonce faite à Marie" aux Bouffes du Nord ! C'est de la haute voltige, du cousu main, c'est magistral et c'est bien plus encore.

C'est un apologue mystique dont Claudel extrait toute la sève et la saveur sauvages. On est au Moyen-âge, dans un domaine agricole qu'administre impérieusement Anne Vercors, maître incontesté, pater familias qui ne souffre pas la contradiction. Or voici que cet homme rude, façonné par les cycles et les lois terrestres, reçoit l'appel de Dieu. Il décrète qu'il lui faut, impérativement, sans plus tarder, marcher vers Jérusalem. Il entend, cependant, compenser sa défection en confiant la garde du domaine à Jacques Hury, loyal jeune homme qu'il déclare héritier (et non moins vassal) en lui offrant la main de son aînée, Violaine. Or, avec le départ du père, l'ordre institué se fissure et se détraque. Car Jacques Hury, s'il adore Violaine et s'il est aimé d'elle en retour, est aussi secrètement convoité par Mara, cadette de Violaine. Et il y a , entre Violaine et Mara, un clivage, une partition aussi tranchée que celle qui oppose Antigone à Ismène. Violaine, la favorite, est aussi solaire, aérienne, prodigue que Mara, la délaissée, est sombre, butée, implacable, cramponnée à son désir. Mais Violaine est une exaltée, une incendiaire qui vise le ciel et ses mannes providentielles.

Emportée par l'amour que lui inspire Jacques, elle embrasse, dans un geste de donation inconsidérée, un lépreux. Contaminée, elle s'efface, se proscrit d'elle-même. Violaine, rongée, versera dans le sacrifice au-delà du pensable cependant que la rapace Mara poussera ses avantages, là aussi, au-delà du pensable.

Tous les personnages sont animés d'un feu qui les transfigure et qui absout jusqu'à la noire et vénale Mara. On tutoie le sublime tout le temps , y compris dans les scènes les plus triviales.

Quant à Violaine, elle élève le sacrifice au rang d'œuvre d'art. On navigue entre désir mimétique, appétits primaires et dépassement forcené, envols mystiques frénétiques.

Le verbe de Claudel caracole, éblouissant, aussi allègre dans la verdeur que dans le lyrisme le plus échevelé. La mise en scène d'Yves Beaunesne, soutenue par les chants cristallins des comédiennes et par les accents opératiques de deux violoncelles, est d'une beauté confondante.

Les comédiens, eux, sidèrent par leur justesse et leur intensité. Jean-Claude Drouot, bloc de puissance contenue, campe en père impératif, charismatique et soudain bouleversant dans son impuissance finale. Marine Sylf est une Mara idéalement têtue, compacte, perçante. Un corps catapulté, une volonté tendue, poignante, qui ne désarme pas et ne cède rien.

Quant à Judith Chemla, elle est au-delà des superlatifs. C'est une torche vive, c'est la lumière même.

Une pièce intemporelle bien plus qu'inactuelle et qui remet la grâce au goût du jour.

Deux heures quinze de beauté crue, d'incandescence à l'état pur.


BH 07/14

"L’étrange petit chat" de Ramon Zürcher

C’est un film d’effroi ouaté. Un lent dérèglement qui s’insinue imperceptiblement dans les rouages rodés du quotidien. Comme un poison insidieux qui contaminerait, à mesure, tous les personnages en présence et saturerait l’atmosphère. C’est un film qui procède par ruptures successives, de ton et de rythme, mais des ruptures si subtiles et incessantes à la fois qu’elles plongent dans une stupeur émerveillée.

La forme est celle d’une tragédie (unité de lieu et de temps), la tonalité est celle d’une comédie grinçante mais qui, dès le commencement, déraille. On pénètre au sein d’un appartement berlinois et d’une famille a priori prototypique et on assiste, au fil des heures, au déroulement minutieux d’une journée entière.

D’emblée, l’étrangeté s’invite sur scène: la benjamine de la famille, fillette au profil aigu de belette futée, profère des cris stridents que nul n’interrompt chaque fois qu’un appareil électroménager se met en marche.

La mère, ensuite (grande blonde élancée qui habite et glace le film de sa beauté austère et hiératique) intervient et précise et accuse le bizarre : elle raconte, impavide et comme gelée, une séance de cinéma au cours de laquelle son voisin a maintenu, tout du long, son pied posé sur le sien. Dans la bouche de cette femme fixe, l’incident prend peu à peu à des proportions d’accident. Et tout est à l’avenant : le film est tout entier composé de basculements, de décrochements infimes, on est témoin d’une réalité qui, sans arrêt, se déforme et se détraque.

Les personnages laissent pantois. Les adultes sont engoncés, compassés, amidonnés, ils évoluent au fil de paroles atones et de gestes presque robotiques. Quant aux enfants (nombreux si l’on compte toute la parentèle, la famille proche qui, au fil des heures, s’agrège à la branche maîtresse), ils déferlent par bourrasques brusques aussitôt suspendues et, s’ils semblent plus animés, plus vivants que leurs parents, ils sont non moins étranges. Outre la petite musaraigne, gracieuse, impertinente et d’une séduisante vivacité, il y a un garçon muet, affligé d’une beauté un peu lourde qui traverse les images comme un témoin météorique frappé de sidération. Un témoin dont le visage absent réfracte le non-sens général. Il y a aussi une nuée d’adolescents turbulents qui, eux, sont diserts mais les paroles qu’ils profèrent, bien que tissées d’anodin et de trivial, se décalent insensiblement vers un territoire introuvable.

Il y a la mère, encore, figure centrale et charismatique à la façon d’un trou noir qui tout aspire, et qui, sur la fin, en vraie femme gelée, débite mécaniquement qu’elle aime se restaurer en douce dans des bouges louches, crapoteux, hantés par des personnages torves. Elle ajoute qu’elle pourrait certes  élire des lieux plus conformes à son état de bourgeoise bobo mais que c’est là qu’elle se sent le mieux.

Ce film distille, tout du long, un malaise entêtant qui fascine autant qu’il ruine et torpille toute idée préconçue. Sous des dehors d’une apparente bénignité, s’enfle d’une charge orageuse.

C’est une violence sourde qui partout se diffuse et qui porte au vertige.

Une œuvre profondément singulière, profondément dérangeante.

BH 04/14

"Hemel" de Sacha Polak

C'est un film de trouble et d'orage. Un film qui inverse les abscisses et les ordonnées et les territoires respectifs du ciel et de l'enfer.

Soit une jeune fille néerlandaise prénommée Hemel (Ciel), véritable oiseau de paradis, tant par son ramage, coloré et incisif, que par son plumage tout de lustrale nudité. Car cette jeune beauté excavée, ravissante et fascinante de maigreur racée est, le plus souvent saisie au cœur, très charnel, de ses ébats multiples, de ses amours plurielles voire exponentielles. La demoiselle, aussi mordante qu'insatiable, affiche en effet une nette tendance érotomane. Les scènes prélevées sont crues, féroces, généralement dépourvues de tout romantisme. Il faut dire que la jeune Hemel est d'une frontalité et d'une implacabilité assez redoutables : elle crible ses prétendants ou prétendus amants de salves perçantes et acerbes. Elle navigue, démâtée, impromptu et sans précautions, de corps en corps. Et, au hasard de ses choix arbitraires, parfois elle cingle et d'autres fois c'est elle qui est franchement malmenée par un exemplaire malotru, un cuistre de premier choix.

Peu à peu, on comprend que cette quête, erratique et vorace, s'origine dans la perte et le trop-plein conjugués. Orpheline de mère, Hemel entretient avec son père (musicien renommé, bellâtre vieillissant et serial séducteur) une relation outrageusement œdipienne et violemment sensuelle. Aucun homme ne saurait lui tenir lieu de celui qui, toujours se dérobe à elle et à l'étreinte ultime. Aussi l'apprentie cannibale tarabuste-t-elle son père sans relâche : elle le pique au vif, l'aiguillonne, l'enjôle, le cajole et le soufflette tour à tour. Surtout, elle s'évertue à déboulonner celles qui prétendent l'aimer, celles qui ont le front de l'approcher de trop près. Ledit père s'il n'oppose guère de résistance à cette tornade, ne lui cède, pour autant jamais tout à fait.

Un temps, Hemel croit avoir trouvé l'équation parfaite, elle jette son dévolu sur une idéale réplique, un musicien pas tout à fait chenu, charmant, honnête et peu faillible qui, pour les délices de son corps félin et lianesque, trompe avec elle sa femme pour la première fois. Hélas, il n'y aura pas de redite et Hemel se voit cruellement répudiée.

C'est alors que l'armure se fissure et que la petite fille fracassée, béante, saille dans toute sa détresse éperdue. Le film vaut beaucoup pour la présence, acérée, saisissante et magnétique, de la jeune femme qui séduit par sa verve et ses ondoiements serpentins.

Un portrait dérangeant, sans ambages, qui s'imprime et perdure come un parfum entêtant.

BH 03/14
 

"Les enfants rouges" de Santiago Amigorena

C'est le film d'un adolescent qui aurait bien vieilli. Un film tout entier au conditionnel mais qui restaure un horizon et propose un possible avenir. Un film qui cueille, en noir et blanc , des jeunes gens de 20 ans en état de crise, c'est-à-dire de vie exacerbée. C'est l'état d'adolescence, l'ardeur adolescente qui perdurent en l'auteur et se distribuent, sous forme d'éclats disparates, dans les jeunes acteurs.

Il est question d'amour fou, d'instincts meurtriers, de l'amitié comme geste et fondement politique.

C'est aussi la difficulté d'être et d'avoir 20 ans dans le monde contemporain.

Ce sont trois jeunes gens saisis en état de paroxysme et dont les trajectoires se percutent significativement. Il y a Jonathan qui se munit d'une arme sans objet, qui entre en possession d'un revolver sans but, sans savoir l'usage qu'il entend en faire. Il s'oriente, plus ou moins consciemment, en étranger camusien, ou en Raskolnikov moderne, vers l'acte gratuit. Il y a Garance, fraîche et facétieuse jeune fille en fleur, qui cuve difficilement son  premier chagrin d'amour causé par un dénommé Alexandre. Plus tard apparait David, partisan fervent de l'amitié (à visée et connotation politique), féru d'actions collectives et qui a à cœur de défendre des causes gorgées d'idéal. David sera le second amour bancal, souvent semi-répudié, de Garance. Il deviendra aussi la cible arbitraire de Jonathan.

L'intérêt du film réside dans le dispositif : il s'étire en longues scènes contemplative (Garance fumant à l'aube à sa fenêtre), se cristallise en des épisodes critiques (joutes verbales entre Garance et David) et il est soutenu, tout au long, par une voix off qui se module en une mélopée incantatoire cependant qu'elle articule des commentaires très littéraires.

La prime jeunesse, la sortie de l'adolescence acquièrent ainsi une dimension épique. Une vraie noblesse est restituée à cet âge souvent bafoué.

Se détache la figure pétulante, virginale, vibrante, espiègle, magnifiquement habitée, splendidement vivante, de Garance. On retiendra notamment une scène dans laquelle son état de bouleversement, criant de vérité, poignant, emporte tout.

Une approche sensible, une mise en scène fougueuse des intermittences du cœur.

Une œuvre fiévreuse, lyrique, un long poème visuel, une audace salubre par les temps qui courent.

BH 02/14


"Les rencontres d'après-minuit" de Yann Gonzalez

C'est un film nocturne zébré d'éclairs phosphorescents. Une fantasmagorie sombre, radioactive, éblouissante. C'est un jeu naïf et roué autour des archétypes et des allégories. C'est aussi une  cascade de références, de clins d'œil facétieux aux chefs d'œuvres embaumés qui sont ici dépoussiérés et dûment secoués.

On croise, en vrac, des Botticelli, des tableaux mordorés de Georges de La Tour, des images de Cocteau, des scènes empruntées à Jacques Demy, des allusions orphiques, des beautés pré raphaéliques, des scènes arrachées aux romans de chevalerie et on peut même détecter des réminiscences de Murnau. L'argument est mince : un couple somptueux (dont on apprendra qu'il est mythologiquement et tragiquement auréolé) reçoit, secondé par un travesti tenant lieu de gouvernante, une poignée, une palette d'invités en vue d'une orgiaque transe sexuelle, d'un dérèglement esthétique et chorégraphié de tous les sens. Les personnages conviés sont des stéréotypes. Arrivent successivement "la chienne" (Julie Brémond dessalée et salace à souhait), "L'étalon" (Erice Cantona d'une étonnante sobriété), "L'adolescent" (Alain Fabien Delon émouvant de fragilité diaphane) et "la star" (Fabienne Babe qui se joue avec grâce des outrances et figures imposées). Et puis il y a le couple d'hôtes, Matthias (Niels Schneider qui pose à l'idéal pâtre bouclé doublé d'un corsaire de choc) et Ali (Kate Moran, hiératique et sidérante) : tous deux rivalisent de sentiments sublimes et de beauté foudroyante (archangélique pour lui, graphique et acérée pour elle). Mention spéciale, enfin, à Nicolas Maury qui, en soubrette survoltée, se surpasse.

Au fil de la nuit, chacun déroule son improbable biographie et les récits sont ponctués de quelques salves sexuelles plus ou moins inspirées.

C'est tour à tour ou, tout ensemble, grotesque, déjanté, kitschissime, romantique en diable et d'une étrange et embêtante beauté.

Le tout se décline sur fond d'électronique et planante musique laquelle contribue au décollement général.

BH 12/13

"La légende de Kaspar Hauser" de Davide Manuli

C’est un film comme une traînée de poudre. Un soulèvement furieux, une sarabande endiablée. Ce sont des corps étreints de rage qui éprouvent leurs limites à travers la danse, la transe, la nudité ou le grimage, l’artifice pousse à bout. C’est un jeu, espiègle et virtuose, sur les sons, les cadences, les figures, les genres, les archétypes. C’est une fantaisie débridée en forme d’hymne à l’absolu dérèglement des sens. Ce sont des personnages comme aimantés, électrocutés, atomiques, atomiquement chargés, qui vont de court-circuit en court-circuit. C’est un film tenu et traversé par une créature météorique étrangement indistincte, incroyablement androgyne et infiniment troublante. Il s’agit d’un certain Kaspar Hauser, personnage princier et mythique, qui hante l’imaginaire des rares figures qui peuplent le film. On se trouve, en effet, sur une île sauvage quasi déserte, en un lieu indéterminé, animé par quelques âmes azimutées. Il y a là le shérif, aussi surdéterminé symboliquement et dans son outrancier accoutrement qu’il est creux, inepte intérieurement : un pur fantoche survolté, incarné par Vincent Gallo qui s’en donne à cœur joie. Il y a une comtesse allumée, une putain magnifique et désœuvrée (sublime et vénéneuse mais aussi étrangement candide Elisa Sednaoui)… Et puis il y a surtout Kaspar Hauser, hybride épileptique, casqué, peroxydé qui va toujours torse nu et se déhanche radioactivement sur des rythmes électro. Kaspar Hauser dont ses congénères ne parviennent pas à déterminer s’il s’agit d’un saint, d’un héros ou d’un demeuré. C’est une cour des miracles secouée, un enchaînement de scènes hallucinées, un film fou et follement jouissif.

BH 10/13

"Opium" d’Arielle Dombasle

C’est un film qui brouille toutes les frontières. Qui dissipe et redistribue les repères. Ceux des codes usuels et des normes en vigueur mais aussi ceux qui régissent le territoire ordinairement assigné à la santé mentale et à la folie.

C’est un film entre ciel et terre mais qui tire bien plutôt vers les sphères célestes qu’il ne s’écrase à terre. C’est une double addiction appréhendée simultanément par un regard d’entomologiste et de poète. C’est une tragédie aérienne, vaporeuse, qui regorge de fantaisie. C’est la vie et les amours de Cocteau revues et hallucinées.

Il y a Grégoire Colin, physique perçant, beauté féline et racée, qui campe un Cocteau magnifiquement terrassé, adonné, avec une égale ferveur à l’opium et à sa passion destructrice pour l’astre sombre, le météorique Raymond Radiguet. Grégoire Colin est princier jusque dans la souffrance, souverain jusque dans la déchéance. Il y a Hélène Fillières, au faîte de son aristocratique beauté, qui, en Anna de Noailles hiératique, dédaigneuse, vénéneuse et sublime, fait merveille. Il y a le jeune Samuel Mercer, rimbaldien en diable qui, la mèche blonde, désinvolte et arrogante, incarne un Radiguet idéalement toxique. Tout est projeté vers le haut, dans les parties chantées, dans la légèreté effervescente qui tient le film en apesanteur.

Il y a un casting d’une affolante acuité (Marisa Berenson, Valérie Donzelli, Jérémie Elkaïm, Philippe Katerine, Audrey Marnay entre autres) et tous ces personnages se retrouvent propulsés, criblés en astres dénudés et gigotants d’une constellation allègrement chantante et dansante.

Une curiosité, presque un ravissement.

BH 10/13

"Meteora" de Spiros Stathoulopoulos



C’est un film blanc sur blanc. Chaleur sur lumière. Foudre sur granit. Un film saturé d'abîme, Un film qui remet naître au goût du jour, qui remet prendre et perdre à vif, qui saisit l’élan à même la peau et prend son souffle aux lèvres de l’extrême.






C’est dans les plaines de la Grèce centrale, dans un paysage âpre et brûlant, comme soufflé et mimétique du désert. Ce sont, dans un temps indistinct, deux communautés juchées, un monastère et un couvent, orthodoxes l’un et l’autre, qui se font face, dressés, tous deux, à l’extrémité de deux pitons rocheux. Les vies, comme la terre, sont tendues, austères et dénuées. Dans la plaine, descendus de leurs hauteurs respectives arrachés un instant à leurs astreintes, en un point équidistant des deux formations rocheuses, un moine et une nonne se rencontrent. Et l’amour les prend, perçant, irrépressible. Un amour qu’il leur faudra disputer aux objections et objurgations de la communauté, aux exigences supposées de Dieu. Les doutes, les écartèlements qui déchirent la conscience des héros sont très singulièrement figurés au travers d’images d’animation qui empruntent à l’imagerie des icônes orthodoxes. C’est esthétiquement somptueux et humainement poignant.

Tout est serré, contenu, tendu presque au point de rupture, soumis à une économie et un esprit qui évoquent ceux des tragédies antiques. Ce sont des ordres et des ordonnancements qui s'affrontent au fil des humbles tâches, au fil des travaux et des jours. Et l'on perçoit, bien souvent, que l'ordre vertical se trouve dans les corps couchés qui s'aiment bien plus que dans les communautés qui visent l'élévation.

Et c’est, tout ensemble, terriblement ascétique et furieusement sensuel. Ce film pointe, dans une éblouissante frontalité, cette épineuse question, ce nœud, cet inextricable qui fâche, qui cause discordes et discordances : pourquoi amour humain et amour divin ne pourraient-ils coexister ?

C’est surtout un film qui, dans sa nudité crue, raclée jusqu’à l’os, est d’une aveuglante beauté

BH 07/13

"Electrick children" de Rebecca Thomas

C’est un film infiniment clair et un peu trouble. Un film bouclé, tout de blondeur un peu torse, un peu mêlée. Un film aux yeux grands écarquillés qui porte sur le monde un regard si candide et si pur que la contagion opère, la contagion vous frappe et vous frappe de vertige. La trame et le motif sont communs puisqu’il s’agit d’un franchissement, d’un affranchissement, d’une révélation et d’une expansion adolescentes. Mais le traitement, lui, est résolument culotté, il est d’une candide intrépidité qui force l’admiration. Il s’agit en effet d’une jeune mormone qui, le jour de ses quinze ans, est frappée, en guise de foudroiement mystique, par l’esprit du rock que diffuse fortuitement une vieille cassette quasi usagée. Et le miracle ne s’arrête pas en si bon chemin et la réalisatrice ne recule devant rien puisque, à la suite de cette onde de choc, Rachel, la jeune personne raptée, devient le lieu où le siège d’une immaculée conception… Mais les mormons bien-pensants qui tiennent lieu de parents à Rachel sont peu de foi puisqu’ils attribuent le prodige (autrement dit la grossesse) à un viol perpétré par son propre frère. Les deux adolescents sont donc mis au ban, chassés comme des malpropres et de pauvres pécheurs.

Rachel en profite pour assouvir le désir qui la tenaille : flanqué de son frère, aussi piteux que furieux, elle file en direction de Las Vegas, en quête du géniteur putatif, à savoir la voix magnétisante qui l’a fécondée…

Arrivés à destination, les deux adolescentes béotiens de la vie sont adoptés par un groupe de jeunes rockeurs. La friction féconde entre l’univers carcéral, strangulatoire, des mormons et celui, déjanté et débridé, des rockeurs blasés et camés jusqu’à l’os, charrie bon nombre de clichés mais ce n’est pas là que réside l’intérêt du film.

Celle qui requiert, qui emporte l’adhésion et remporte tous les suffrages, c’est Julia Garner, la jeune comédienne qui incarne Rachel. Elle excelle dans les alliages les plus improbables, les fusions les plus délicates. Elle est, dans une égale mesure, fronde et ferveur, candeur et frontalité, insolence et douceur. Elle pose sur toute chose son large et hypnotique regard pervenche qui s’écarquille d’étonnement et d’émerveillement mêlés. Elle promène sa blondeur ondulée et joliment hirsute et risque des sourires tremblés aussi incertains que résolus. Son incrédulité, qui s’enchante de tout, est un ravissement communicatif. L'adolescente est aussi un brave petit soldat qui apprend de chaque revers et se relève à chaque tombée de foudre. C’est une brassée de virginités qui éclosent et se fendent sous nos yeux.

C’est la grâce en personne et c’est un corps touché par la grâce. C’est surtout une présence radioactive qui irradie et crève l’écran.

BH 07/13

"A bas bruit" de Judith Abitbol

C’est un film qui, en dépit de son titre, est plein de bruit et de fureur. Mais d’une fureur rentrée, contenue, qui se communique par ondes vibratoires, par capillarité et presque de façon subliminale. C’est un corps qui est atteint par une histoire, un corps qui s’emplit de fièvre et de secousses.

Le corps atteint par l’histoire, c’est celui, d’une grâce insigne et d’une expressivité folle, de Nathalie Richard. Elle est seule en scène et tient la gageure de donner corps, presque deux heures durant, au récit qu’elle déroule.

L’histoire qu’elle prend tout entière en charge est celle d’un amour atypique : amour que conçoit une cinéaste pour sa bouchère rebaptisée Agathe. C’est un foudroiement dont les ondes de choc tardent à se manifester franchement, C’est un amour qui prend tout son temps pour se déclarer à l’intérieur de celle qui en est percutée, un amour qui ne dit pas son nom. La narratrice, celle à qui Nathalie Richard prête sa voix, est d’abord saisie par l’extrême singularité d’Agathe, elle est fascinée, frappée d’une passion qu’elle croit de pure curiosité. Il faut dire qu’Agathe est une bouchère hors-normes, c’est avant tout une créatrice déjantée qui va jusqu’à suspendre dans son appartement un boeuf écorché lequel devient sa créature, sa création et une pièce de sa collection.

La mélopée hypnotique que récite Nathalie Richard retrace les étapes de l’aimantation, du rapprochement graduel. Rapprochement qui passe par de nombreux épisodes collectifs, des soirées entre amis pour alibis.

Les seules images qui ne soient pas de Nathalie Richard sont des archives : il s’agit d’un portrait à l’arraché de la femme qui inspire le personnage d’Agathe et qui, atteinte du sida, est filmée à quelques encablures de sa mort. C’est presque insoutenable. C’est aussi l’histoire d’une résistance, d’un film qui n’a pas pu se faire et que Nathalie Richard endosse et profère avec une magnifique obstination. Nathalie Richard dont la présence vibrante, la magnifique intensité, l’inouïe délicatesse et le charme rayonnant crèvent littéralement l’écran.

BH 06/13

"Photo" de Carlos Saboga

C’est un film nomade, stellaire et ondoyé. Un film qui crépite de la poudre d’une étoile perdue.

C’est un film flou, de brumes vaporeuses et de découpes franches, de ruptures nettes et tranchées et de brusques lancinances, un film absolument pas fiable qui bascule sans cesse d’une forme en son contraire, d’un extrême à l’autre et nous balade le long d’escarpements qui surgissent à mesure.

C’est un portrait en forme de quête inspirée, d’enquête identitaire.

Elisa, 35 ans, renversante de perdition gracieuse, de détermination magnétique, vient de perdre sa mère dont elle est, physiquement, la pure réplique et qui était une photographe météorique. Et c’est en compulsant les archives photographiques de cette mère méconnue et incaptable qu’Elisa est percutée : elle découvre que l’homme (Johan Leysen, admirable et poignant) qui l’a élevée n’est pas son père et que ce dernier est très probablement un portugais, politiquement engagé dans les années 70 et opposant à la dictature de Salazar.

Elisa s’engage donc à son tour dans la recherche dudit père et file vers le Portugal. Au fil de son enquête, laquelle lui fournit opportunément l’occasion de fuir un amant devenu trop pressant, elle découvre un pays et un passé qu’elle peine à s’approprier ainsi qu’un putatif demi-frère avec qui elle fait l’amour. Elle approche également plusieurs pères présumés lesquels accroissent sa confusion avant qu’elle ne tranche et ne se résolve à revenir à elle-même.

L’itinéraire est erratique, elliptique, saccadé, presque syncopé par moments. Et Elisa, c’est Anna Mouglalis qui porte tout entière, et seule, le film au creux de son corps habité, de ses tripes qu’elle expose sans hésiter.

Le film tient par ses qualités poétiques, esthétiques, par son audace formelle mais il tient surtout par la présence d’Anna Mouglalis : avec sa beauté hiératique exacerbée par le trouble et la fragilité qu’elle révèle, avec son corps de flamme ondulante et sa raucité hypnotique, elle embrase la pellicule à chaque instant. Et la caméra ne s’y trompe pas, qui s’attache amoureusement, érotiquement, à chacun de ses frémissements, chacune de ses pulsations.

BH 05/13

"Casa nostra" de Nathan Nicholovitch

C’est un film hirsute et tailladé, taillé dru comme une chevelure résolument rebelle. Un film qui grince, halète, crisse, piaffe et ne se laisse pas dompter. Un film râpeux, âpre et castagné, rêche et électrique. Un film qui tressaute et rue et ne progresse qu’au fil des saccades, ellipses et chocs frontaux qui le constituent. Un film qui cogne sans merci et jusqu’à les dissoudre sur les êtres comme sur les idées.

Ce n’est pas un film mélodieux, du reste il n’est (et c’est aussi sa force) soutenu par aucune musique mais il impose cependant quelque chose comme une musicalité forte, un rythme, une cadence entêtante.

C’est une fratrie éclatée qui se recompose à la faveur de la mort du père. Ils ont autour de trente ans, ils sont trois, un homme (Ben) et deux femmes (Hélène et Mathilde) et sont tous à peu près également mal embouchés, mal léchés, éruptifs et hargneux à souhait. Tous trois se trouvent à un tournant de leur vie, amoureuse et personnelle. Hélène, l’aînée, est aux prises avec une grossesse fortuite, indésirée, et avec un mari lointain, indifférent voire défaillant. Elle peste, rue et rage, ce qui est la marque distinctive de la famille, et l’expression de son désarroi. Ben, lui, se débat avec une jeune femme qui s’avise d’échapper à son emprise amoureuse, qui a le front de lui opposer une résistance. Quant à Mathilde, la benjamine, elle cumule les histoires sans lendemain, sans queue ni tête et elle traite ses occasionnels amants de la plus cavalière façon, ni plus ni moins comme des malpropres.

Tous trois se retrouvent autour de la figure creusée du père, l’éternel absent qui va encore, dans la mort, se dérober, se soustraire à eux.

Hélène, Ben et Mathilde embarquent donc pour un road-movie des plus chaotiques et heurtés, un voyage, plus ou moins initiatique et chahuté au possible. Tout n’est, d’abord, que chocs, voltes-faces, freinages abrupts, cris et cisaillants allers-retours. Les personnalités se dégagent à mesure : le temps les modèle, les cisèle et les traits distinctifs apparaissent, de plus en plus saillants.

Les péripéties qui jalonnent la quête font office de révélateurs et les failles se font jour sous les cuirasses en apparence si rudes et tannées par le temps. Ainsi, Ben le cuistre, l’homme très brut, se révèle-t-il en amoureux transi et désemparé. Hélène, la « grande gueule », la plus teigneuse et réactive du trio, avoue, elle aussi, sa fragilité, sa solitude, à la faveur d’une soirée trop arrosée. Quant à Mathilde l’androgyne, elle dissimule, sous ses abords abrupts, des trésors de tendresse.

Le point d’orgue est atteint lorsqu’ils se retrouvent tous, y compris leur mère (de son propre aveu légèrement abusive) face à la dépouille du père, énigme murée et mutique.

La beauté et l’intérêt du film résident dans l’approche frontale dans la façon dont l’image saisit, empoigne et cogne les corps sans ambages. Ce qui caractérise aussi le film, c’est que l’image y est carrée, étroitement cadrée et circonscrite, si bien qu’un seul personnage à la fois apparaît au premier plan (ce qui est très signifiant quant à l’articulation des rapports entre les protagonistes) et que le spectateur est, incessamment, sommé, acculé, pris à la gorge.

Enfin, c’est un film en noir et blanc qui honore magnifiquement le corps et le visage des acteurs. La caméra caresse et magnifie la grâce abrupte d’Hélène dont le corps se déploie en arabesques langoureuses et serpentines. De même sont sublimés les traits incisifs, anguleux de Mathilde et la bougonnerie massive et ursinienne de Ben.

Un uppercut splendidement orfévré.

BH 05/13

"L’âge atomique" d’Helena Klotz

C’est un film de corsaires qui tout pirate et tout extorque. A commencer par les éblouissements. Ce sont des nappes magnétiques qui enveloppement, submergent et opèrent un rapt.

C’est un film de fille qui exalte et magnifie les garçons comme rarement à l’écran. C’est une ode effrénée à la " vraie vie " rimbaldienne et une invitation à investir la nuit comme l’espace le plus solaire qui soit.

C’est une sombre et suave féerie qui recèle des charges explosives.

Ce sont deux adolescents qui présentent des caractéristiques à la fois anachroniques et résolument modernes. Mais leur élégance, irréfutable, est intemporelle. Ils sont engagés dans une lancinante errance nocturne qui s’égale à une transhumance tant ils sont soumis à de successives et troublantes anamorphoses.

Victor et Rainer, physique romantique, mèche suggestive, regard allumé, ouvert sur les lointains, déambulent dans la ville en quête d’éclairements et d’épiphanies. Ils écument les lieux prétendument électriques et conducteurs, se frottent au gré d’approches heurtées et de sanglantes échauffourées, à de sinueuses filles en fleurs et à de beaux garçons rageurs.

Mais, d’emblée, on sent que l’enjeu se situe ailleurs que dans ces charmantes et décoratives diversions lesquelles constituent autant de manœuvres dilatoires. Le film est tout entier atmosphérique et tout tient dans l’interstitiel et l’impalpable qui passe entre les deux garçons.

Ce qui importe, donc, est l’ordre atmosphérique et impalpable. Quelque chose qui évoque ces titres lunaires dont Sagan avait le secret : « Les merveilleux nuages » par exemple, ou « Un peu de soleil dans l’eau froide ». C’est une mélancolie fluide, feutrée, presque hospitalière. C’est aussi un film dédié aux embardées, incandescences et rages de l’adolescence finissante. Mais embardées, incandescences et rages qui sont, paradoxalement quasi policées ou du moins tamisées, adoucies et filtrées par la musique vaporeuse, envapée, par la transe aquatique qui se déroule sous nos yeux.

Et ce qui affleure au fil des pérégrinations de nos deux compères, c’est l’amour du ténébreux et on ne peut plus poétique (et bien nommé) Rainer pour le frontal et solaire Victor. Un amour presque sans mots, délicat, pur, violent, qui se transmet par capillarité et bouleverse à proportion de son entièreté, de sa pureté.

Et c’est bien dans la ligne poétique de l’ensemble que le film atteint son apothéose dans une forêt de légende cependant qu’il flirte avec les codes du fantastique.

Helena Klotz est un regard suraiguisé : elle capte comme personne la grâce des jeunes garçons qui, sous nos yeux, éclosent.

Si bien qu’à la fin, on a envie de s’écrier :

Elle est retrouvée. Quoi ?

L’éternité !

BH 01/13

"MY MARS BAR MOVIE" de Jonas Mekas

C’est un film de bric et de broc et de contrebande. Une pluie d’instants volés, une constellation étourdie, tourbillonnaire et gouvernée par la plus pure gratuité. Jonas Mekas filme, en toute liberté, et sans le moindre égard pour quoi que ce soit d’autre que la pulsion scopique qui l’anime, le Mars Bar, situé à l’angle de la Première Rue et de la seconde Avenue, à Manhattan, bar qui constitua, des années durant, le point de ralliement élu par lui et son équipe.

C’est un bar qui est, en soi, haut en couleurs et dont la faune, bigarrée, truculente, fantasque, souvent spectaculaire, mérite qu’on s’y arrête. Et Jonas Mekas y ajoute son regard à la fois si singulier, orienté et dépourvu de toute intention, de tout jugement.

Le tout produit un résultat toujours surprenant, d’abord déroutant et qui se fait, au fil du temps, hypnotique.

Le bar est un lieu déjà muséal : défoncé et graffité, gravé, colorié de partout, il est un lieu de marquage et de mémoire vive.

La compagnie qui vient, s’installe, s’attarde, devise devant des pintes, est improbable, foutraque, punk au sens large du terme et toujours pétulante bien que carbonisée et relevant souvent de la cour des miracles. Mekas filme, semble-t-il, au hasard et sans présupposé ni tri sélectif, des séquences entières, des rubans de temps entier qui se déroulent devant nos yeux.

Il y a (à l’exception d’un épisode au cours duquel un hurluberlu s’exhibe et expose ses fesses) peu de séances saillantes, mémorables et cette apparente indistinction fait le prix et la particularité de l’entreprise : on voit défiler des gens et des saisons (on voit les girondes et bandantes serveuses se dénuder à mesure), on se laisse porter et ce qui subsiste, au bout du compte, c’est quasiment proustien, c’est la sensation d’avoir été en contact avec la texture et la trame même du temps. On a avalé du temps brut, du temps à l’état pur.

Il y a cette caméra qui vibre, tressaute, qui s’attache à tout et rien et qui produit tour à tour une impression d’accélération, de chevauchement des images ou au contraire de temps étale.

Une célébration hors-norme.

BH 01/13

"The End" de Hicham Lasri

C’est un film cul par-dessus tête, un film la tête à l’envers, la tête à première et dans tous les sens. C’est un film vulcanisé, tissé d’images explosives et explosées qui pétaradent de partout.

C’est un film en noir et blanc mais à ce point débordant de vie, d’images et d’émotions que l’écran s’éclabousse d’impressions polychromes.

Nous sommes à Casablanca en juillet 1999 et en même temps nulle part et partout et dans l’intemporel et (tant tout fuse et s’expanse vers le haut) dans un grand poème indexé sur l’éternité. Mikha, le personnage central, est un jeune homme christique : il en a l’élégance, la noblesse, la candeur et la maigreur d’écorché. Il est flanqué de Daoud, un fantasque commissaire de police qui lui tient lieu de figure tutélaire et de Rita son amoureuse à mort, son aimée ravissante et capiteuse laquelle l’enveloppe et le crible de son enjouement canardé et fêlé.

Ensemble ils embarquent pour des mêlées sauvages et des démêlés fauves, pour de fracassantes embardées et des échauffourées sanglantes.

La voiture (sous des formes et des déclinaisons diverses) est l’une des figures centrales et récurrentes du film. Nos tourtereaux (en duo privé ou accompagnés de leurs acolytes) s’y retrouvent régulièrement, ils s’y livrent à l’ivresse conjuguée de l’amour et de la vitesse pure, ils y fomentent des évasions systématiquement cisaillées par l’intempestif rugissement des funestes représentants du pouvoir en place. Le film est donc émaillé de faux départs, d’images épileptiques qui se court-circuitent elles-mêmes, d’envols sectionnés.

Flirtant avec une imagerie apocalyptique, cet opus ovniesque fulminant et furibard a une évidente portée politique : c’est une charge virulente contre le régime et les instances dominantes mais c’est surtout (et au travers même des scènes d’exactions, de vexations, de corps molestés et torturés) une formidable effraction poétique, une invitation constante à vivre selon les seules lois de la créativité sans frein et de la beauté convulsive.

C’est un roman de formation sous acide et livré à une permanente électrocution. C’est, en dépit de la matière glauque et tragique qui est brassée, une percée allègre et jubilatoire.

Un échappement par le haut.

Un prodigieux appel d’air.

C’est un film sans équivalent et il est, dans son genre inassignable, une manière de chef-d’œuvre.

 

"Innocence" de Lucile Hadzihalilovic

Innocence de Lucile HadzihalilovicVoici un film qui court et se déploie en lisière. De la forêt, du conte, de l'allégorie, du roman d'apprentissage. Un film dont les vertus et la force magnétique sont le produit direct de son caractère indécidable.

Les premières images donnent le la : jet d'eau bouillonnant, tourbillonnant qui envahit l'image puis le défilé de corridors obscurs, dédalesques, de gorges souterraines qui se résolvent en goulots d'étranglement. Tout de suite, l'atmosphère est posée : l'étrangeté couplée à une sourde menace règnent sans partage.

On a droit, ensuite, à un autre défilé : de jambes nues couvertes de courtes jupes plissées, chaussées de ballerines et de chaussettes blanches. On présume qu'il s'agit de fillettes en uniformes mais leurs bustes et leurs visages nous restent cachés.

Lorsque se découvrent les corps entiers, les filettes procèdent à une étrange opération laquelle, manifestement, relève du rituel. Elles descellent un coffre ou un cercueil (l'ambiguité est voulue et soulignée) et apparaît alors une toute petite fille, une asiatique miniature qui, peu à peu, s'ébroue, s'étire et s'extrait de cette gangue de bois.Les autres lui livrent un début d'initiation à ce qui constituera désormais sa vie.

On se trouve dans une espèce de pensionnat, exclusivement féminin, et dans lequel les fillettes semblent vivre en autarcie et s'autoréguler jusqu'à ce que (relativement tardivement) apparaissent les deux seules adultes qui les entournent, deux femmes étranges et belles et qui sont, respectivement, leur professeur de biologie (Hélène de Fougerolles) et leur professeur de danse (Marion Cotillard).

Innocence Lucile HadzihalilovicLa vie, entre ces murs, est régie par un ordonnancement très strict auquel on ne déroge pas. L'observance des lois insolites est une donnée que les novices éventuellement interrogent mais que personne ne remet en cause.

La vie des fillettes s'articule autour de quelques grands axes qui se recoupent. Il s'agit, semble-t-il, de prendre conscience et possession de son corps et de façonner ce même corps.

Les corps sont dressés et formés par la danse, observés et explorés au travers des leçons de biologie et ils s'exercent, se délassent et se défoulent au travers des jeux pendant les pauses récréatives. L'enseignement dispensé est donc exclusivement centré sur les organismes vivants et les mutations auxquelles ils sont soumis.

Tout, dans cet univers feutré et métronomique, est articulé autour des cycles qui scandent  la vie des petites filles. Les cheveux de ces dernières sont enrubannés d'une couleur qui manifeste à quel stade elles en sont.

Mais il est deux étapes qui requièrent particulièrement l'attention : l'année des rubans bleux qui est celle de la perte des premières dents et à l'issue de laquelle la redoutée et énigmatique "directrice" vient effectuer un prélèvement, réclamer un tribut : après avoir assisté à une séquence dansée, elle élit (non sans l'avoir jaugée et soupesée, à l'instar d'une pièce de bétail) une "ruban bleue" qu'elle emmène vers une destination inconnue.

De même, dès le premier sang perdu, les adolescentes (dont le signe distinctif est un ruban rouge) sont tenues de quitter tous les soirs l'univers carcéral, de s'enfoncer dans la forêt profonde pour rejoindre une vraie scène où elles se produisent devant des spectateurs du "monde extérieur" qui leur demeurent invisibles...

L'ensemble est veiné de vénéneux mystère, irrigué d'une douceur trouble, orageuse, continûment inquiétante. De même, la sensualité omniprésente est tout le temps contredite, mêlée de cruauté comme si une main glacée s'interposait qui interdit tout épanchement. C'est aussi l'oeuvre d'une esthète qui compose des tableaux d'une troublante beauté, d'une saisissante étrangeté.

Un enchantement toxique hautement recommandable.

BH 05/12


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