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Nelly Arcan par Livres-Addict.fr
"A ciel ouvert" de Nelly Arcan (Seuil)
C'est
une histoire d'aujourd'hui. Une fable qui est aussi une radioscopie.
Aliénation scalpellisée. Nelly Arcan s'était livrée en pâture dans ses
deux premiers textes ("Putain" et "Folle") auscultant tour à tour la
condition de prostituée et la dureté voire l'impossibilité des rapports
amoureux.Elle délaisse ici le matériau purement autobiographique pour
le récit romanesque mais elle n'en poursuit pas moins son exploration
des états-limite dans lesquels la société contemporaine précipite les
femmes mais aussi les hommes.
Elle revisite la traditionnelle triangulation amoureuse à travers un prisme des plus cruels et des plus glaçants : la chirurgie esthétique et l'escalade sans frein dans laquelle sont engagées les femmes soumises à ses diktats.
Voici d'abord Julie O'Brien, jeune documentariste qui, s'étant mal relevée d'une rupture amoureuse, s'est prématurément durcie. Vient ensuite Rose Dubois, styliste et algue flottante qui vit en couple avec Charles Nadeau, photographe de mode.
Au commencement, les donzelles, toutes deux en quête du bronzage optimal, se retrouvent en bikini sur le toit d'un immeuble à Montréal. Mais la rencontre n'a rien de fortuit : Rose pistait Julie depuis longtemps déjà au motif que son homme, au gré de frictions impromptues dans les cafés ou les boites, lui manifeste un intérêt appuyé. Rose la fille-fleur, la fille floue a besoin de se mesurer à Julie pour préciser ses propres contours et elle pousse le défi ou la perversité jusqu'à s'installer, avec Charles, juste en face de l'objet de leur convoitise à tous deux.
Le désir mimétique bat son plein. La nouveauté, le symptôme de l'époque, c'est que le champ d'application de ce combat singulier se réduit à la pure plastique mais simultanément s'étend, il n'y a plus de part préservée, sacrée, plus de zone taboue, la refonte, la ciselure sévissent partout, chaque parcelle de chair est susceptible d'être refaçonnée, le corps est remodelé, attaqué dans son entier, il est perpétuel champ de bataille, lieu d'un carnage sans merci.
Rose et Julie s'affrontent à coups de bistouri, de silicone, de lèvres ourlées, de seins refaits, fleurs charnelles, sexes artificiels, multiples bouches enjôleuses et factices, qu'elles exhibent comme autant de trophées. Frénésie de perfection botoxée. Rivalisant d'appâts retouchés, nos deux pugilistes se disputent les faveurs de Charles, lequel succombera d'abord à Julie dont la prolixité et l'esprit plus affûté l'aimantent. Mais Rose travaille dans la surenchère et elle ne recule devant aucune altération susceptible de lui assurer une existence dans le regard d'un homme. Elle orchestre la perte.
Charles, quant à lui, n'est pas en reste en matière de déviance : il cultive un fétichisme à faire frémir.
Nelly Arcan pose sur ces vies détraquées un regard aigu qu'on sent intérieur. L'oeil est dans la chair. Elle stigmatise des dérives par lesquelles son corps est stigmatisé. Elle pose un diagnostic effaré. Son cri d'alarme s'apparente d'assez près à un appel au secours. Elle l'enclôt dans une prose féroce et glaçante. Ses phrases sinueuses et retorses épousent le mouvement à l'oeuvre dans l'esprit gangrené de ces femmes. Mais ces phrases serpentines subissent de surprenants coups d'arrêt, elles sont abruptement cisaillées et tissent une écriture qui intrigue, un style sans pareil à tel point qu'on croit parfois avoir affaire à une traduction, ce qui n'est pas le moindre charme de ce redoutable roman.
BH
10/07