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 Emma Becker par Livres-Addict.fr 

"Mr" d'Emma Becker (Denoël)

image_beckerEmma Becker est une casse-cou revendiquée et même auto-proclamée. Une frondeuse et une fonceuse, une cascadeuse immodérée. Une qui n'hésite pas à défoncer et milite en faveur de la vie éventrée. Une acrobate et une forcenée. De la vie et de l'écriture. Une intempérante dévoreuse d'hommes. De sexe. D'amours libertines et débridées.

A vingt ans à peine, cette singulière jeune fille affiche un parcours existentiel impressionnant agrémenté de quelques intéressantes fêlures à l'âme qui le rehaussent.

C'est une félone qui, déjà, pratique cet étrange exercice lequel relève de la mise en abyme comme du flirt avec les abîmes, à savoir qu'elle écrit pour rendre sa vie vivable cependant que, réversiblement, elle vit à tombeau ouvert pour glaner de quoi écrire.

Son premier récit met en scène un décalque d'elle-même, Ellie, aux prises avec une passion banale et particulière, classique et éminemment moderne.

Le déclenchement du très romanesque mécanisme est quasi proustien : c'est par ennui encore adolescent que la jeune Ellie s'en va briguer l'aventure. C'est par rage et pour juguler un bouillonnement sans emploi qu'elle se met en quête d'un homme. Un homme, oui, mais pas n'importe lequel : elle en cherche un avec qui elle pourra échanger autour d'une passion qui la travaille et qu'elle découvre peu partagée et partageable, à savoir son obsession de la littérature érotique. Il faut dire que la jeune Ellie est, en matière de sexe, une précoce et une vorace, une sorte de bolide inarrêtable. Et allant débusquer l'autre et l'aiguillonner par ce biais-là, elle sait parfaitement ce qu'elle fait, elle sait combien est irrésistible l'équation jeune fille-sexe-verbe leste, elle suit ou croit suivre un parcours balisé et elle caresse un temps l'illlusion qu'elle possède l'entière maîtrise de cette grenade qu'elle a dégoupillée en toute connaissance de cause.

Car son homme, elle le trouve très vite en la personne d'un chirurgien marié et presque quinquagénaire, un drôle de pistolet qui répond au quart de tour et au-delà de ses espérances car lui aussi est nourri, pétri de Sadi, Bataille, Mandiargues, Calaferte et lui aussi semble un féru, un forcené du sexe pas seulement écrit. Comme prévu, la collusion, la combinatoire du fantasme charnel et de l'écrit met instantanément le feu aux poudrières. Car le dessin d'Ellie est programmatique : elle veut faire entendre la voix de Lolita dont Nabokov avait fait un personnage opaque et incaptable. Ellie se prend donc elle-même pour objet d'étude dans cette idéale configuration qu'elle a créée. Parce que, bien entendu, aux joutes verbales savoureusement salaces succède bientôt l'adultère corps à corps désiré sur d'hasardeuses et clichetonnesques couches de fortunes. "Monsieur" (puisque c'est de ce vocable précieux et impertinent qu'Ellie le désigne et il ne sera jamais -la saveur du texte en pâtirait- débaptisé) se montre à la hauteur des espérances littéraires de la jeune fille (entendre : il baise comme dans les livres élus, il baise Bataille - Sade - Mandriargues - Calaferte) et l'on pourrait croire que tout est atteint et consommé.

image-emma_beckerSauf que . Subitement et sans préavis, le récit bascule. Un beau jour, "Monsieur" se dérobe et il cultive l'art de la disparition avec un raffinement égal à celui qu'il met dans l'érotisme. Dès lors, l'apprentie madame de Merteuil se mue en une éperdue héroïne racinienne, travaillée par le manque jusqu'au délire. Et c'est là que le texte prend une épaisseur inattendue et devient supérieurement intéressant. Car ce à quoi l'on assiste, c'est à une pulvérisation qui préside à un avènement. Ellie, l'enfant pourrie-gâtée, richement dotée sur les plans, expérimente pour la première fois l'état de déshérence, de déréliction même, elle souffre comme une bête et fléchée, tombée à genoux, elle goûte aux abîmes dont on ne s'extrait qu'en mobilisant toutes ses ressources créatrices. Et c'est ainsi que l'on assiste, au fil du texte, à la naissance d'un écrivain.

Car Ellie a beau chercher diversion dans les bras des multiples avatars de "Monsieur" et même dans les fantasmes que lui inspire une saphique adolescente, il reste l'irremplaçable, le sans pareil. Celui qui a ouvert, dans la jeune garce la blessure incompensable, celle qui fait les artistes, les mystiques de l'amour, les affolés d'absolu...

La jeune créature métamorphique s'ausculte avec une ardeur et une précision rares et rarement à ce point combinées. Elle le fait dans une langue crue et directe, dont le caractère défardé réjouit.

Ce qui touche et par moments bouleverse c'est que, en dépit des manipulations réciproques, des manoeuvres retorses, du caractère quasi sordide de certaines scènes, le cynique dispositif mis en place vole en éclats à la mitan du texte et ce qui se donne à lire alors, presque malgré l'auteur et à son corps (cisaillé) défendant, c'est la chronique d'une poignante, d'une très dévorante passion.

Un texte d'une intrépide sincérité et d'une lucidité brûlante.

BH 02/11

Retrouvez également l'interview d'Emma Becker par Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.

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