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 John Berger par Livres-Addict.fr 

"G." de John Berger (Seuil)

image_berger"G." est l'un de ces livres contondants : de quelque côté que vous le preniez, il résiste, heurte, entaille. Livre inconfortable, il projette le lecteur de-ci de-là, sur les bas-côtés, dans les hauteurs, dans les fondrières et les chemins creux sans jamais lui laisser le loisir de souffler, de trouver un semblant de répit le long d'une route au tracé rectiligne.

Ce qui point et se développe a des allures de portrait, de fiction biographique suivant une ligne chronologique qui se déploie bien sagement, bien conformément de la naissance à la mort du sujet mais tout est d'emblée déjoué, pulvérisé même, l'auteur s'affranchit allègrement de tous les codes et normes en vigueur dans ce type d'entreprise et si entreprise biographique, c'est d'une biographie hallucinée qu'il s'agit.

Le héros de ce récit, Giovanni dit G.(rebaptisé en référence à Garibaldi à qui il est comparé), est né dans le dernier quart du XIX° siècle des amours illicites entre un négociant de Livourne et sa maîtresse anglo-américaine. Il est surtout un avatar de Don Juan et aussi une énigme, un quêteur et un guetteur immobile, un froid aventurier du sensible dont on suivra les pérégrinations au fil des turbulences qui agitent le XX° siècle commençant.

Le texte effectue des bonds, il est émaillé de syncopes temporelles, composé de quelques épisodes décisifs de cette vie singulière.

On assiste pour ainsi dire à la conception du héros et aux dissensions qui sont le lot du coupe si peu parental dont il est le fruit. Dûment abandonné par sa mère, notre héros bambin est élevé au vert, dans une ferme tenue pour un frère et une soeur, son oncle et sa tante et drôle de couple quasi incestueux.

De G., John Berger ausculte les sensations mais il le fait avec une attention maniaque, une précision quasi scientifique, il ne lâche pas l'analyse tant qu'il ne s'est pas heurté à l'indécidable si bien que certains passages sont soulevées par un souffle métaphysique et que les pages consacrées à l'enfance atteignent des pointes d'acuité tout à fait extraordinaires. L'auteur excelle par exemple à restituer l'état de perdition du jeune bâtard livré à lui-même, dénué du langage, des mots adéquats par lesquels il pourrait s'appropier le monde et cette déréliction sémantique donne lieu à des scènes poignantes où l'on voit l'enfant aux prises avec des sensations vibrantes qui lui demeurent cependant opaques, douloureusement indéchiffrables. 

Tout aussi sensible et presque chamanique est le passage consacré aux premiers émois que suscite en lui sa jeune et tendre gouvernante alors qu'il n'est âgé que de cinq ans. Quant aux pages qui relatent son dépucelge, vécu comme il se doit sur un monde transgressif et avec sa tante Beatrice, elles relèvent de la scène d'anthologie.

L'empreinte de cette première étreinte demeurera indélébile et déterminante dans l'erratique quête sensuelle de G.

Sans préavis, on le retrouve adulte, à Milan, et témoin, en 1910, du premier vol de l'aviateur Chavez au dessus des Alpes. Quand tout le monde autour de lui vit suspendu aux prouesses et au tragique destin de Chavez, G., lui, ne se préoccupe que de conquérir Camille, jeune bourgeoise oisive et dûment mariée qui bovaryse à tout crin. Il ne semble pourtant pas attaché à savourer les fruits de sa victoire car, comme il le fera plus tard à Trieste et auprès de Marika, altière épouse d'un chef d'orchestre, dès la conquête assurée, il s'ingéniera à saborder l'histoire d'amour promise.

Entre Milan, Paris, Trieste et Londres, G. sillone l'Europe, il se trouve à l'épicentre des convulsions qui agitent le monde, aux confluences de remaniements décisifs, contemporain d'événements politiques majeurs mais rien ne le requiert davantage que la femme (de préférence engagée et empêchée) chez qui il se délecte à détecter les micro déflagrations que provoquent ses manoeuvres séductrices. Cette dilection revendiquée lui vaudra d'ailleurs d'être stigmatisé par ses pairs.

Car G. est un spectateur immobile, un personnage qui est agi bien plus qu'il n'agit et qui provoque, par sa force d'inertie, des bouleversements irréversibles. Il observe distraitement les révolutions politiques et, de même, il se tient, sur le chemin des femmes, à un tournant décisif de leur existence qu'il infléchit presque accidentellement, fort de toute la nonchalance et la désinvolture qui le caractérisent.

G. est une figure de la pure dépense, de la gratuité du désir sns but et ce qui le meut véritablement demeure celé.

C'est le mystère, mystère fondateur d'une personnalité impénétrable, qui est le pivot et la moteur de ce récit.

Texte inclassable en vérité et hautement déconcertant, entrelacs de réflexions personnelles, politiques, métaphysiques et de morceaux de narration pure d'une beauté renversante. Tour à tour introspectif, prospectif, lyrique et somptueusement romanesque, voici un récit d'une liberté et d'une modernité ébouriffantes.

BH 03/10

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