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 Jacques Borel par Livres-Addict.fr 

"Le retour" de Jacques Borel (Gallimard)

Jacques Borel est un passeur et un prestidigitateur. Il opère une passation de pouvoirs. Entre le temps et le verbe, ente les mots et les choses.

Son écriture, à la fois sourcière, minière, spéléologue l'entraîne, par effet d'envoûtement et de contagion interne, dans des contrées qu'il n'entendait pas explorer. L'auteur, en réalité, se surprend lui-même, débouté qu'il est, par la force déportatrice de l'écriture, de la mission qu'il s'était assignée.

C'est en effet dans une entreprise proustienne qu'il s'engage, mais circonscrite à de l'infiniment petit, à savoir la maison de sa grand-mère, à Mazerme, dont il entend inventorier et réinventer, avec une précision millimétrique et quasi démoniaque, chaque pièce.

Mais le projet, s'il est en effet mené à bien, et cela avec une maestria époustouflante, ne tient pas tout seul, ne se suffit pas à lui-même. Le caractère quasi scientifique de l'entreprise est sans cesse contrarié par les prérogatives du présent et par des souvenirs annexes, hagards instants car la mémoire, insatiable ogresse, prélève son écot et vient réclamer son dû.

Le texte progresse ainsi par flux organiques et digressifs au fil d'une logique de ligne brisée, au gré des effractions d'un présent invasif.

Car, bien sûr, l'évocation des topographies de l'enfance ressuscite des silhouettes surannées, embaumées par le souvenir. Mais celle qui, contre toute attente, vient forcer le texte et impose sa présence instante, c'est Madeleine, l'épouse de l'auteur qui vit bien toujours à ses côtés et dont la proximité, lui est un reproche et un remords, une torture taraudante.

En effet, le passé ressurgi oblige à mesurer l'écart creusé entre les espoirs, les promesses dont la jeunesse était gonflée et le tarissement tragique qui affecte le présent.

Madeleine est, depuis l'origine, le "beau tourment" de Jacques Borel et ils eurent ensemble leur lot d'heures éblouies, leur saison édénique de brûlures et d'étincelles, toutes choses qui se sont muées en leur contraire, frappées tour à tour d'amères flétrissures. Au fil des réminiscences, le narrateur est sans relâche ramené à ce point névralgique, sommé de refaire le même constat qui le mortifie. Et cette question, têtue, obsédante, ne le lâche pas : comment la grâce de l'amour a-t-elle pu à ce point sombrer, comment les jeunes gens que furent Madeleine et "Pierre" (et on se demande à quoi rime ce travestissement onomastique, tout le reste étant parfaitement transparent) sont devenus deux blocs irréconciables d'hostilité murée. Et Jacques Borel, fouillant le sous-sol et exhumant a préhistoire de la relation, établit que Madeleine fut invariablement, et dès le commencement, un être farouche, rétif, essentiellement impénétrable. Il ne se console pas, cependant, de n'avoir pas su l'apprivoiser et l'assouplir, de l'avoir, toute une vie, manquée, d'avoir échoué à la démurer si bien qu'il est désormais condamné à vivre avec cette opacité antagoniste qu'elle lui oppose.

Peut-être ne mesure-t-il pas, entraîné par la prégnante nécessité de l'écriture, à quel point ce tourment qui le poigne et sans trêve le laboure, trahit la persistance d'une passion au fond intacte.

Mais les flots et les assauts de l'écriture, aussi impétueuse que maniaque, charrient bien d'autres figures arrachées au passé, la grand-mère mal aimée et bien sûr tous les fantômes familiaux mais aussi les autres amoureuses, celles à qui il revenait de colmater, de compenser Madeleine, celles qui la précédèrent les autres corps épris et étreints, toutes ces filles et femmes mal aimées, elle aussi, et les passants, nombreux, qui ponctuèrent le chaotique parcours érotique. Et, tout du long, c'est aussi à une inquiète et perçante réflexion sur les pouvoirs magiques et toxiques de l'écriture que se livre Jacques Borel.

A la fin, au travers d'une langue sinueuse, alluviale, hypnotique, tout en arabesques, jeu d'échos et ramifications multiples, c'est l'épaisseur du temps elle-même qui pénètre le lecteur et l'enveloppe et fait le corps du texte

Ressassement, donc, et méditation, harcelée et éperdue, sur le temps, enfui et enfoui, mais aussi sur l'écriture et toutes les impuissances qu'elle met au jour : impuissance à épouser le cours du temps tel qu'il fut mais aussi impuissance à vivre et à aimer laquelle, précisément, génère l'écriture qui se voudrait rédemptrice.

De partout, les pages prennent l'eau, elles attestent d'une faillite sur tous les fronts, d'un naufrage sans fond et c'est de cette exténuée et haletante tentative que ces pages déchirantes rendent compte et c'est, paradoxalement, de cette fracture sans remède que naît la submergeante beauté du texte.

Une intense et fascinante déploration d'un homme qui s'ausculte, toutes antennes en alerte.

Un éblouissant chef-d'oeuvre ignoré.

BH 12/10

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