Livres-Addict.fr

 AccueilLivres | Films | Expositions | Sites internet

 Lawrence Durrell par Livres-Addict.fr

"Le quatuor d'Alexandrie" de Lawrence Durrell

quatuor-alexandrieC'est une somme romanesque éblouissante, une oeuvre grandiose et étonnamment méconnue voire ignorée. Quatre récits qui, d'une manière et dans une langue virtuoses, se répondent, se percutent, se font écho, se corrigent et se complètent.

On se trouve clairement face au fantasme qui agit tout écrivain : celui de l'oeuvre totale. Sauf qu'ici le rêve et son accomplissement coïncident presque. C'est une rhapsodie, une fugue et de pleines pages de plain-chant. Une cathédrale proustienne sur un mode baroque.

C'est une approche prismatique, un kaléidoscope enragé qui travaille, torture et tord indéfiniment en tous sens le même matériau. Comme si l'artiste voulait, non pas épuiser la substance dont il dispose, mais donner à voir la vertigineuse infinité des aspects et des possibles qu'elle recèle. De livre en livre et même de page en page, les rapports initiaux (et même le logos fondamental) ne cessent de se modifier.

Cette entreprise romanesque est aussi une machinerie d'une puissance redoutable. C'est une centrifugeuse qui broie les données et pulvérise toutes les certitudes.

Et si Durell est expert dans l'art de sonder les abîmes de l'âme humaine, c'est aussi, essentiellement, un joueur qui manifestement se délecte des très savants et perfides dispositifs qu'il a mis en place.

Dans chacun des quatre volumes, l'angle d'attaque est différent bien que, dans trois des quatre, le narrateur soit le même. Il s'agit de Darley, un écrivain anglais qui, à la veille de la première guerre mondiale, a élu domicile à Alexandrie, a intégré un cercle de personnalités brillantes et fascinantes et qui, tout en observant d'un regard artiste (et hautement poétique) les moeurs de la ville et le grouillement des passions, est entièrement partie prenante dans ce tumulte.

Le dispositif romanesque est le suivant : le premier volume ("Justine") expose la ronde des événements et des passions tels que perçues par le seul Darley qui en fait le récit (ainsi qu'un roman). Le deuxième tome ("Balthazar") est toujours rédigé par Darley mais il s'agit de sa version des faits dûment annotée, corrigée et remise en perspective par l'un de ses amis (le dénommé Balthazar) médecin et philosophe. "Balthazar" est le prolongement et la face cachée de "Justine" car l'ami médecin apporte un certain nombre de démentis cinglants aux croyances, aux illusions dans lesquelles barbotait et s'enferrait Darley.

quatuor-alexandrie"Mountolive", le troisième opus, tranche par rapport aux autres. Ce n'est plus la voix de Darley qui se fait entendre mais celle d'un narrateur classique, potentiellement omniscient. En outre, le centre névralgique n'est plus le même puisque l'attention se porte sur le destin de Mountolive, jeune diplomate anglais posté à Alexandrie qui, dans les précédents volumes, ne faisait que de brèves et superficielles apparitions. 

De plus, une partie de récit nous reporte dix ans avant les événements relatés dans "Justine" et Balthazar" et tout ce qui apparaissait corrigé et fixé dans "Balthazar" est encore une fois demantelé, pulvérisé et entièrement remanié.

Enfin, "Cléa" qui se situe dix ans après le centre battant de cette somme romanesque, apporte encore un éclairage inédit : de nouvelles intrigues se nouent cependant que d'ultimes retouches sont apportées aux précédentes versions.

Les personnages sont les suivants : Justine (selon le titre éponyme du premier volume), sorte de paradigme de la femme dangereuse, flambante et fatale. Justine est mariée à Nessim, riche propriétaire terrien et leur union paraît, aux yeux du monde, aussi lisse et parfaite qu'elle est en réalité complexe et tourmentée. Justine entretient avec Darley une liaison clandestine et intranquille car elle semble redouter les représailles de Nessim par qui elle se prétend traquée. Darley, lui , est fou de la perçante Justine mais cette passion le taraude tant parce que son amante perpétuellement lui échappe que parce qu'il est officiellement le compagnon de la tendre et frêle Melissa laquelle est danseuse et anciennement prostituée.

Balthazar, lui, est un homosexuel parfaitement assumé qui refuse de s'attacher.

Il y a également, au centre de ce cercle amical, de cette constellation affective, Clea, jeune et blonde artiste-peintre souvent évoquée sous les traits d'une moderne Artemis, aussi belle et intègre que vierge et intouchable.

Enfin, on trouve, un peu plus à la périphérie, Pursewarden, écrivain au talent semble-t-il éclatant, qui tourmente le candide Darley de ses traits acerbes et dont les sentences sarcastiques émaille l'ensemble de la somme romanesque (l'humour, l'ironie sont des caractéristiques constantes de l'oeuvre de Durrell). Autre figure d'écrivain récurrente : Arnauti, un français, premier mari de Justine (désormais volatilisé) et auteur d'un unique récit "Moeurs" dont Justine aurait été le modèle et l'inspiratrice. Tout comme les foudroyants et corrosifs précipités de Pursewarden, des fragments de cet ouvrage apparaissent çà et là, disséminés dans l'ensemble de l'oeuvre. Après "Justine", donc, le deuxième volet remanie et "rectifie" la matière romanesque. On apprend, entre autres choses, que Darley aurait été instrumentalisé par Justine, qu'il aurait constitué un leurre pour égarer les soupçons de Nessim car la redoutable Justine était en fait éperdument éprise de Pursewarden...

Se découvre également une société secrète constituée autour de Balthazar et attelée à percer les secrets de la cabale. Dans "Mountolive" tout bascule encore une fois : apparaît une autre confrérie cachée, une association de coptes politiquement virulents et versés dans le trafic d'armes. A la tête de ces hommes enragés se trouve Nessim, activement secondé par ... Justine. Tout l'intrigue est donc "redressée", relue et réévaluée selon la théorie du complot. Le suicide de Pursewarden, par exemple, dont les causes demeuraient énigmatiques, se serait supprimé parce que, affecté à un poste diplomatique, il n'aurait pas supporté d'être mêlé à ces turpitudes. Enfin, "Cléa" lève le voile autrement encore. On découvre Liza, la soeur aveugle de Pursewarden, on apprend que le frère et la soeur étaient unis par un amour incestueux, véritable motif du suicide de Pursewarden.

C'est une oeuvre vertigineuse qui propose non seulement plusieurs approches mais plusieurs niveaux de lecture. Il y a le plan purement romanesque, l'intrigue de base, puis la relecture politique, puis la dimension mystique et enfin la dimension démiurgique, l'acte esthétique mystagogique de Durrell lui-même qui 'affleure à travers les pages et tire le tout vers quelque chose de véritablement divin. 

Et tout n'est que délectation : l'étourdissante virtuosité de la langue, l'ample souffle lyrique qui soulève nombre de passages et la hauteur, saisissante, de la vision. Sans compter que Durrell scrute les âmes et l'amour avec une acuité au moins proustienne... 

"Le quatuor d'Alexandrie" ou la beauté à l'état pur.

BH 08/11

Retrouvez également l'émission de Bénédicte Heim sur "Le quatuor d'Alexandrie" sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.              

   © Livres-Addict.fr - Tous droits réservés                                                                                                          | Accueil | Contact |