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Enzo Cormann par Livres-Addict.fr 

Enzo Cormann

"L'autre" d'Enzo Cormann (théâtre) (Ed. de Minuit)

Autre_CormannDeux femmes, un homme. Le même pour les deux femmes. Mais Enzo Cormann fait un usage tout à fait particulier de l'adultère et de la double vie. Particulier, insolent, insolite, libérateur. Le style, très vif, courrt le long des nombreuses ellipses et des phrases mordantes.

Mado et Lila sont deux femmes d'une quarantaine d'années qui se rencontrent après qu'elles ont confondu l'homme de leur vie lequel a mené conjointement, pendant des années, une vie de famille avec l'une et l'autre. L'homme en question a désormais disparu. Lila, l'ayant démasqué, l'avait du reste congédié, le contraignant à passer à l'hôtel les nuits qu'il était censé partager avec elle. Mado, quant à elle, bien qu'ayant cessé de l'aimer,  a pardonné et continué de mener une vie commune avec personnage duplice.

La pièce est constituée de trois volets. La première partie est classique, attendue. Les deux femmes devisent, échangent au sujet de l'homme envolé des impressions qui concordent plutôt : il apparaît comme un être déceptif et déficient, un creux, une lacune. Très vite on a le sentiment qu'il n'est que le prétexte au face à face entre les deux femmes car c'est ce choc frontal, cette recontre-là qui importe. Et curieusement, on ne perçoit entre elles ni haine ni jalousie mais plutôt quelque chose de l'ordre de la curiosité bienveillante. La deuxième partie nous projette dans un retournement de situation on ne peut plus radical : les deux femmes sont parties en voyages sous de lointaines latitudes, elles sont désormais amantes (la scène se déroule 7 ans plus tard) et suspectées de meurtre sur la personne d'un jeune indigène dont elles se sont adjugé les services érotiques. L'homme est cette fois-ci un homme-objet, entièrement instrumentalisé. Son corps mort serait-il celui sur lequel s'est exercée la vengeance ?

Enfin, dans le dernier volet, sept années supplémentaires se sont écoulées. Lila et Mado ne sont plus amantes mais collaboratrices. Le corps de "l'Autre" n'est plus masculin mais textuel : elles conçoivent ensemble des récits inspirés de leurs expériences communes. Armée d'un magnétophone, Mado interroge Lila sur ce "tiers" qui s'est immiscé entre elle autant qu'il assure la continuité de leur lien (elles se partagent en effet le travail puisque Lila écrit tandis que Mado assume tout ce qui relève de l'intendance).

En dernier ressort, donc, l'oeuvre, le geste artistique et alchimique apparaît comme la forme ultime et idéale dans quoi le corps de "l'Autre" est appelé à se fondre.

Réflexion pointue (on retrouve avec plaisir l'ironie incisive d'Enzo Cormann) et peu convenue autour de la triangulation du désir et de la création artistique, "l'Autre" est une agacerie dont on s'enchante ...

BH 02/08

"Surfaces sensibles" d'Enzo Cormann (Gallimard)

surfaces_sensiblesC'est un texte qui tient, fragile, par les voix. Fil tendu, ténu de voix féminines. Trois femmes, trois générations provisoirement réunies dans la même maison. Trois figures de l'art : une photographe, une chanteuse, une musicienne prodige. Vies cabossées, voix embusquées.

En haut, face à la baie vitrée qui offre une vue privilégiée, siège Lori Kemp, photographe qui eut son heure de gloire. En dessous vit, recluse et mutique, sa fille Zoé dont les talents sont musicaux. Pour quelque obscure raison, mère et fille ne se rencontrent pas. Entre les deux étages, entre les deux femmes circule Elisabeth dite Babette, fugitive star de la scène pop-rock. En haut, elle écoute et enregistre, recueillant les âpres confidences de Lori Kemp qui l'a chargée de recenser un matériau biographique qu'elle devra polir et architecturer pour en faire un livre. La nuit, Elisabeth quitte la mère pour rejoindre la fille. Auprès de Zoé murée dans le silence, elle fait à son tour entendre sa voix, égrenant les étapes de son parcours cahoté et zigzagué. Deux voix, deux vies alternent, l'une altière et cinglante, l'autre plus tendre mais pas moins heurtée.

Ces femmes qui ne se parlent pas, du moins pas de manière bilatérale, dialoguée, se disent tout ou presque. Lori Kemp, défigurée et aveugle, à la suite d'un accident, a engagé Babette pour lui dicter ses mémoires, certes, mais surtout pour que soient fixées toutes les visions qu'elle a engrangées avant que sa mémoire ne défaille, avant que la nuit définitive ne les efface. Elle raconte avec sa passionnante précision et un sens aigu de la dramaturgie, comment a évolué son rapport à l'image; comment, d'abord engagée dans une quête de l'intime, des corps dénudés et dévoilés dans l'étreinte sexuelle, elle a peu à peu délaissé ce champ pour se concentrer exclusivement sur les visages, "ce qu'il y a de plus nu". Elle raconte les petits et piquants vertiges de la notoriété, les fourvoiements, les revers de fortune et que c'est au fond le manque qu'elle cherchait à travers ses photos. Figure dévastée, Lori Kemp impose à travers sa voix une présence majestueuse et péremptoire. Au gré des sommations ("Prenez", "Ne prenez pas") qui scandent son monologue, se dessine le portrait d'une femme complexe éminemment éprise de son art et plus encore d'authenticité, de justesse de même qu'on assiste en direct au tri qui s'opère entre les éléments voués à nourrir la biographie officielle et ceux qui sont destinés aux seules oreilles de Babette intronisée confidente attitrée. Laquelle Babette chargée des mots de Lori va se débonder nocturnement de ses propres maux auprès de Zoé à laquelle elle confie les sévices que lui fit endurer son ex-mari rockeur et jaloux de ses succès. Si elle ne fut pas défigurée par lui, il l'a laissé pour morte, plongée dans le coma. Quant à l'énigmatique Zoé, elle est porteuse d'un secret aussi saisissant que ses talents musicaux.

Ces trois femmes, ces trois voix, conjuguent le terrible et le tendre avec une justesse et une singularité qui frappent l'oreille.

Dramaturge chevronné mais romancier novice, Enzo Cormann possède un art consommé du monologue et le don de faire entendre les rumeurs qui se brassent et se mélangent, mystérieux alambic, au secret des êtres.

BH 01/08

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