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Monika Fagerholm par Livres-Addict.fr 

 "La fille américaine" de Monika Fagerholm (Stock)

fagerholmNous voici dans une région des confins, dans le Grand Nord qu'irriguent secrets et mystères. On croit être en prise avec ce qui relève de la sorcellerie mais c'est parce qu'on effectue une plongée dans les profondeurs hantées de l'adolescence.

Le roman est composé d'une constellation des questions obsédantes, questions de vie ou de mort à ce point récurrentes qu'elles se chargent d'une force incantatoire. C'est un texte d'une facture complexe, sophistiquée même qui mêle habilement les strates temporelles jusqu'à produire un prenant effet de vertige.

On se retrouve en Finlande, petite communauté insulaire, atmosphère marécageuse et envoûtements aquatiques. Tout le roman s'articule autour d'une disparition, une mort élevée au rang de mythe, trou noir qui absorbe les énergies.

En 1948, une certaine Eddie de Wire, adolescente de 16 ans d'origine américaine, est venue passer quelques temps dans l'île et elle y est morte noyée. S'agit-il d'un accident ou d'un meurtre ? Et si elle a été tuée, est-ce par l'un de ses jeunes amants, Björn ou Benck (élevés en frères quoique ne l'étant pas) qu'elle attisait simultanément ou par quelqu'un d'autre ? Et pourquoi Björn a-t-il été retrouvé immédiatement après, pendu dans une grange ? Benck, l'unique survivant du drame, n'a jamais répondu à ces questions sinon par un intriguant dessin qui représente un cadavre de femme dans une piscine.

En réalité, il s'agit moins d'élucider le mystère de cette mort suprêmement romantique que d'en mesurer les effets sur les esprits impressionnables.

En effet, quelques années après l'évènement, deux adolescentes, Sandra et Doris, se lient d'une amitié passionnelle. A priori tout les oppose puisque Sandra est une enfant secrète, opaque, issue de la "jet-set" tandis que Doris l'explosive est une sorte de Cosette cumulant extraction misérable et enfance maltraitée jusqu'à ce qu'une âme charitable (une figure de la mère universelle) la sauve d'une mort certaine en l'adoptant. Ce qui rassemble les deux filles antipodiques, c'est l'exceptionnelle fécondité de leur imaginaire. A partir de l'histoire de "la fille américaine", de cette trame floue qui alimente l'imaginaire collectif (et à laquelle elles apportent des développements et des prolongements virtuoses) elles bâtissent un univers fantasmatique dans lequel elles s'immergent toutes entières. Inlassablement, elles refont l'histoire mais elles ne s'en contentent pas, s'hypnotisant mutuellement, d'en réciter le déroulement, elles miment également les étapes du récit légendaire, s'affublant de vêtements spécialement dédiées à cet usage et créant, au fil du temps, toute une dramaturgie aussi inspirée et nourricière qu'aliénante. Mais la figure de la fille américaine n'est pas seule à les requérir : s'y adjoint Lorelei Lindberg la propre mère de Sandra qui, un beau jour, a elle aussi mystérieusement disparu, prétendument enlevée par son amant. Et les deux adolescentes fascinées, de broder allégrement autour de ce rapt, de ce second mythe dont le potentiel romanesque est aussi fourni que celui de la fille américaine et du reste elles ne se privent pas de périlleusement mélanger les fils des deux histoires... A travers d'immuables rituels gestuels et verbaux, elles rejouent sans cesse ces deux scènes primitives qui agissent sur elles comme une drogue, produisent un effet hypnotique et finissent par devenir constitutives de leur personnalité. Plutôt que de résoudre les énigmes, elles les exacerbent, en creusant les zones d'ombre. Lorelei Lindberg, par exemple, s'est-elle réellement enfuie avec son amant ou bien a-t-elle été abattue par son mari fou de jalousie et enterrée dans cette étrange piscine vide qui, dans la maison de Sandra, cristallise fantasmes et interrogations ?

Mais la mécanique du jeu, si bien réglée soit-elle, finit par se détraquer...

La romancière entrelace avec virtuosité des motifs résurgents. Elle joue des répétitions qui scandent le récit en comptines entêtantes et ritournelles obsédantes. Chaque nouvelle occurrence épaissit le mystère avant de le lever d'un coup brutal et inattendu.

C'est un texte dédalesque qui nous perd dans ses spirales, nous enfonce dans les marécages de passions multiples qui se font écho.

C'est un texte qui scrute au millimètre et avec une rare acuité les métamorphoses, les ardeurs, les corps à vif, les états vibrants, les déchirements et les tragédies surdimensionnées de l'adolescence. Le style est d'un lyrisme étrange, troué, tourbillonnaire : on est comme happé, aspiré par les ellipses et par la force évocatoire des martèlements répétitifs. La composition, savante et éclatée, mêle habilement les registres (suspense, roman initiatique, effréné romantisme mais qui s'assortit d'une ironie toujours active), elle déroute, déjoue les attentes du lecteur si bien que l'intérêt est sans cesse relancé.

C'est surtout un texte sur les redoutables pouvoirs du verbe et du récit lorsque l'imagination les charge trop fortement et leur délègue un droit de vie ou de mort.

A lire d'urgence ; ensorcellement garanti.

BH 11/07

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