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Lavinia Greenlaw par Livres-Addict.fr 

"Un âge irresponsable" de Lavinia Greenlaw (Joëlle Losfeld)

greenlawC'est un livre traître. Il paraît léger, aérien, d'une parfaite innocuité. On pourrait presque croire qu'il distille l'ennui et être sur le point de le refermer quand tout à coup quelque chose se condense et se cristallise, un charme étrange se met à agir, le texte prend corps et on est pris, on embarque allégrement, on ne craint plus le long cours. Au début l'écriture semble pâle, presque anémiée, l'intrigue décousue voire inexistante.

Nous sommes à Londres dans les années 2000 et l'histoire est celle d'une fratrie de trentenaires qui peinent à se construire et à trouver leur place. Comment grandir, devenir adulte dans un monde fracturé, c'est indéniablement l'une des pistes qu'explore ce récit mais c'est loin d'être la seule. A l'image de l'époque et des réalités qu'il dépeint, le roman donne une impression d'éclatement. L'auteur croque des scènes successives, prélevées sur le quotidien le plus trivial.

Voici d'abord Juliette, personnage prégnant, brunette charmante aux allures de garçon manqué. Etudiante prolongée en histoire de l'art, elle rédige une thèse autour du "cadre en peinture" et travaille simultanément dans une galerie. La susdite galerie est séparée par une cloison des plus mince d'un studio investi par Jacob, un quadragénaire, professeur et écrivain, qui a élu ce local pour y écrire en paix et tenter de se séparer de sa femme. Au début, Juliette appréhende Jacob par la voix, à travers les coups de téléphone qu'il donne ou reçoit. Elle est intriguée et bientôt captivée par cet homme fantasque qui remue en elle des choses obscures. Entre eux se nouera une relation amoureuse singulière où alternent la passion et le détachement. Jacob s'engage et se dégage avec la même promptitude. Juliette, qui souffre des atteintes d'une mystérieuse maladie, traverse des états de paroxysme ou de fléchissement qu'elle ne contrôle pas. Le lecteur est tout aussi démuni que les protagonistes : il ignore, tout du long, ce qu'ils éprouvent. Il devine, présume mais ne peut rien affirmer avec certitude.

Aux antipodes de Juliette, il y a Clara sa soeur aînée, artiste et cependant corsetée (au moins en apparence) dans une vie des plus réglées car mariée à un banquier, flanquée de deux (et bientôt trois) enfants et résidant dans une maison cossue à la campagne. Clara se signale d'abord, dans les scènes où elle apparaît, par une couronne radiale, couronne de feu, chevelure d'un roux flamboyant encadrant un visage qui paraît splendide de loin mais se révèle, à l'examen, dissymétrique voire laid. Elle est tout en contraste. Elle développera avec Jacob le duplice, l'incertain, l'innocent roué, un lien équivoque par lequel Juliette se sentira menacée. Il y a aussi Fred, le plus jeune frère, frêle, rêveur, sensible, idéaliste, amoureux d'une jeune femme, Caroline, qui n'est pas son genre et le fait tourner en bourrique. Apparaît également Carlo, le frère médecin homosexuel qui s'éprendra de son masseur.

Et il y a Mary, jeune femme fluette et fantaisiste qui se produit en tant que chanteuse dans un groupe de rock. Elle est la mère de Bella, robuste fillette et la femme de TObias, frère des précédents et architecte de son état. Très tôt, dans le roman, TObias trouvera la mort dans l'attentat terroriste de Londres. Ce drame redistribuera subtilement les lignes et les rapports de force, acculant chacun (mais en douceur) à reconsidérer sa vie et la manière dont il l'habite.

Tout ce petit monde s'illustre à travers des scènes à la fois anodines et révélatrices (tête à têtes, fêtes familiales, fêtes entre amis, dialogues à bâtons rompus, rencontres fortuites, échanges dans un café, une galerie ...). L'auteur procède par glissements successifs, par affleurements qui prennent fin abruptement, elle crée des jeux d'échos qui ne sont pas immédiatement perceptibles si bien que le lecteur est comme alerté par un influx subliminal tandis que le texte est irrigué par un fluide séminal qui finira par féconder le texte entier. Les gestes et les mots des protagonistes sont empreints d'une douce extravagance. Tous ces gens ont bien du charme. Ils déroutent, captivent, attisent la curiosité à proportion même que leur logique échappe. Dans ce texte, tout se joue en filigrane, dans les espaces interstitiels et c'est ce qui requiert et crée une constante impression d'étrangeté.

Il souffle sur ce récit un grand vent de liberté, une fraîcheur jamais démentie qui doue les personnages d'une insolite et séduisante innocence.

A la fin, tous sembleront, peu ou prou, avoir gagné en maturité et en stabilité et, dans le même temps tout reste en suspens, labile et volatile, oscillant entre les pôles contraires et susceptible de s'effranger à l'image de ce texte tout à fait envoûtant ...

BH 05/08

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