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  Jean-Pierre Guillard par Livres-Addict.fr 

"Sous vide" de Jean-Pierre Guillard (Les Fondeurs de briques)

image_sous_videC'est une odyssée intérieure d'autant plus saisissante qu'involontaire. Une expérience des confins. Une aventure sensorielle extrême à rebours de ce que cette expression recouvre ordinairement. 

Un étrécissement du monde. Une plongée dans des eaux plus que troubles, plus que saumâtres. A la suite d'une agression, l'auteur, peintre de son état, perd le sens du goût et de l'odorat, troubles qui répondent aux doux noms d'agueusie et anosmie. C'est là que débute son entreprise littéraire, laquelle s'apparente à une opération de survie. Il se met à tenir un journalt qui a quelque chose de "l'essai" de Montaigne : une tentative pour nommer, inventorier, classer les aspects du désastre qui s'abat sur lui.

D'abord littéralement en état de choc, il connaît ensuite la stupeur avant de goûter (sans mauvais jeu de mots) au désespoir. C'est une véritable déflagration qu'il expérimente. Ce n'est pas seulement tout un pan du monde qui se dérobe, c'est son rapport au monde dans son entier, son appréhension de toute chose qui s'en trouvent bouleversés.

Il note scrupuleusement ses sensations, au jour le jour. Pour rationnaliser son désarroi, il établit des listes, classe les aliments en termes de présence (volume et goût en bouche), agrément (plaisir en bouche) fidélité (reconnaissance du produit). Il attribue des notes sur une échelle décimale. Les résultats sont consternants. Un nombre impressionnant de mets approchent ou égalent le zéro. Seules s'exceptent quelques denrées, quelques produits, tels le poivron ou le piment (lesquels ne dépassent pourtant pas la note 3) et puis il y a l'unique, la radieuse, l'inespérée, la vraie exception, la radieuse surprise : le ha-kao (raviolis chinois) dont la saveur se restitue et éclate presque intégralement et qui est gratifié d'un 9/10.

Seulement, on ne peut se nourrir exclusivement de ha-kao et l'espoir d'une embellie incite l'auteur à renouveler et diversifier ses tentatives culinaires. En vain : son palais ne répond plus. C'est à une exploration de l'envers du monde qu'il nous convie. Il esquisse, à traits acérés, une vie inodore et insipide, une existence cellophanée ("sous vide"), spectrale.

Car ce ne sont pas seulement les plaisirs nutritifs, les voluptés gastronomiques, qui lui sont ravis. "La bouffe, je m'en fous", finit-il par décréter. Ses noces avec la nourriture furent amples et variées. Il se dit qu'il a suffisamment dégusté, savouré, bâfré au cours de ses 38 ans d'existence pour pouvoir désormais s'en passer. Et simultanément, il se met à confondre dans un dégoût indifférencié (de même que les goûts sont pour lui indifférenciés) tous les mangeurs : les goulus, les voraces, les sonores, les vulgaires, les pantagruéliques mais aussi les gourmets, les délicats, les maniaques, les chipoteurs ... Exit, donc, les plaisirs de bouche (ce qui a, entre autres pour effets de le délester d'un bon kilo par mois ...) mais, comme dit, ce n'est pas la seule nourriture qui est en cause. Les expédients, les erzatz, les extases orales de nature éthérique et volutée telles celles produites par la cigarette et le café se présentent aussi à lui sous un aspect et dans une texture difformes qui provoquent l'écoeurement.

image_guillardArômes, fragrances, effluves, senteurs, saveurs, parfums, c'est toute la part festive, la dimension dionysiaque de la vie dont notre narrateur est spolié. Une très cruelle ironie veut, en outre, qu'il ait été détecté, tout enfant en tant que "nez absolu" et courtisé par des parfurmeurs ...

S'il est disposé à renoncer aux délectations alimentaires, il ne peut, en revanche, se résoudre à renoncer aux plaisirs et aux raffinements de l'amour charnel dans lequel, bien entendu, l'odorat et le goût jouent un rôle prépondérant. Or, son accident l'ayant plongé dans un état dépressif (on le serait à moins !) voire catatonique par moments, sa relation avec sa compagne se délite avant de prendre brusquement fin.

Lui qui appréhendait les autres par leur odeur, voilà que son rapport à eux est altéré, devenu profondément autre justement. Il rapporte sans complaisance les réactions de ses proches et moins proches. Les faussement compatissants, les alarmistes, les paniqués, les imperméables... et chacun qui y va de sa petite anecdote sur l'anosmie et l'agueusie...

On suit aussi notre homme dans ses incursions - ô combien infructueuses pour la plupart - chez les médecins de tous poils, tous parfaitement démunis face à ses troubles. On l'observe dans la pratique (renouvelée par la force des choses) de son art : il peint désormais des tableaux "déceptifs"...

Tout nous est livré sur le vif, au fil du drame, au plus près des perceptions, dans une langue crue, sans ambages ni apprêts. Pour autant, la lecture de ce texte rare n'est pas insoutenable car l'auteur (fort d'une âme hors du commun ?) parvient miraculeusement à y injecter une dose salvatrice de légèreté et d'humour. Se profilent en outre, sur la fin, des embellies de taille : un nouvel amour étonnamment, fabuleusement sensuel et une récupération progressive bien que partielle de ses facultés.

Un texte saisissant, poignant, très fort. Un texte qui captive, bouleverse et hante.

BH 04/09

Retrouvez également l'interview de Jean-Pierre Guillard par Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs. 

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