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 Frédéric-Yves Jeannet par Livres-Addict.fr 

"Cyclone" de Frédéric-Yves Jeannet (Argol)

image_jeannetVoici un livre-événement, un livre-somme, un choc prolongé, un rapt continu, un lancinant et langoureux vertige.

C'est à une minutieuse scrutation que nous convie Frédéric-Yves Jeannet, il s'agit pour le lecteur de s'engager dans le sillage de ce spéléologue-explorateur-clinicien. Géologue du verbe et du sens qui examine sans relâche les strates successives et entrechoquées de sa propre vie. Enquêteur acharné, il est aussi ravaudeur car le texte que nous lisons, loin d'être originel, est le cinquième état, la cinquième version de cette entreprise dantesque dans laquelle notre forçat s'est lancé, cette mission insensée et incendiée qu'il s'est assignée. Il attribue du reste à son double à peine fictif (alter ego qui à la fois le décharge et le prolonge) le nom symboliquement chargé de Jacob Orfeo. Car c'est à une véritable descente aux Enfers que nous assistons.

Le texte progresse par cercles concentriques et aspirations successives. C'est une taraudante anamnèse.

Il s'agit de travailler la pâte, inassimilable, du passé.

De dramatiser pour mieux dédramatiser.

C'est une histoire de pères et de fils. Une quête, irrésolue, sans cesse relancée, de filiation.

Car il y a, au coeur de la vie du narrateur, une charge déflagrante incompensable.

L'écriture n'a pas une visée résurrectionnelle ni même thérapeutique, elle fait un constat de déréliction, dresse un état de la perte. L'enjeu, c'est un sauvetage impossible, une rédemption rêvée, éperdument quêtée au fil des mots.

Le point nodal et névralgique, la blessure irradiante qui nervure et incendie tout le texte, c'est la mort du père, son "absentement" alors que l'auteur-narrateur était âgé de neuf ans. Béance originelle surcreusée par l'incertitude, l'ignorance panique dans laquelles l'enfant puis l'adolescent a été maintenu. Il n'a en effet appris qu'à l'âge de seize ans que l'absentement procédait d'un suicide et, dans un authentique geste rimbaldien, il a alors opté pour l'exil, son propre retranchement, qui n'a pas encore pris fin et qui représente un affranchissement salvateur.

Le texte est une coulée syncopée, heurtée et ininterrompue, une suite de prélèvements somnambuliques et archarnés au coeur des strates d'écriturre sédimentées depuis des années.

Les époques comme les pensées se percutent, se catapultent au gré d'une fiévreuse, d'une effrénée tentative de formulation du pire et de l'impossible, tentative sans cesse reconduite, furieux balbutiement qui s'étire sans fin.

Autour de la lacune centrale s'agrègent des notations du jour le jour, des figures, visages aimés et admirés.

Il y a les morts donc, pas seulement le père mais aussi les amis en allés, suicidés qui occupent une place centrale et absorbent une énergie considérable. Il y a l'amitié, masculine, prégnante (plus que l'amour semble-t-il ou du moins beaucoup plus volontiers évoquée) et cultivée avec ferveur. Il y a les figures tutélaires dont, au premier chef, Malcolm Lowry: pour l'éthylisme, l'écriture, la perdition, l'écriture de la perdition. Il y a les paysages de l'exil protéiforme, il y a les événements du monde, le "monde extérieur" dont la tonitruance frappe l'oreille de l'écrivain et dont l'écriture répercute les échos.

Il y a la passion, vivement réprouvée par celui qui s'y adonne, du tabac, passion vécue comme un vice et même une malédiction.

Il y a la folie, legs paternel, qui est une hantise, qui toujours semble rôder aux portes de l'esprit trop poreux, aiguisé sur le fil le plus tranchant.

Mais c'est surtout un texte sur l'écriture elle-même, sur sa force aspirante, sur l'acharnement et l'impossibilité de dire, de se dire, de dire la vérité au plus près de l'os.

Il y a une gravité, une profondeur et une probité dans la quête qui sont d'une rareté extrême et qui bouleversent. L'enroulement et de le déroulé textuels se déclinent au rythme de récurrences incantatoires qui poignent et magnétisent. Le temps est circulaire, force centrifuge qui happe, à parts égales, l'auteur, le lecteur, le texte. L'écrivain est un corps et rarement texte aura fait entendre à quel point c'est avec et à partir de ce corps qu'il écrit. Corps recel de mots, certes, mais aussi de maux et non des moindres, chair souffrante, la- bourée par une angoisse inflationnelle que la pratique obsessionnelle, démente, de l'écriture s'évertue à conjurer. Et cette mise à nu est d'une grande pudeur car Frédéric-Yves Jeannet tend à tout dire et au bout du compte on ne sait rien que l'essentiel, à savoir le climat restitué d'une âme.

L'écriture peut paraître froide, détachée, "au scalpel" et cependant tout n'est qu'émotion et d'autant plus perçante que dite obliquement. 

Une entreprise sans équivalent.

Un texte majeur.

BH 05/10

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