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 Reinhard Jirgl par Livres-Addict.fr 

"Renégat, roman du temps nerveux" de Reinhard Jirgl (Quidam éditeur)

image_jirglLe titre, éclair flagrant, tout du sublime fulgurance, sonne comme une très évocatrice déclaration d'intention et presque de guerre. Et, de fait, c'est un livre intimidant et qui intime de se soulever par-delà l'ordinaire pour être à la hauteur de ce qui se joue en lui. Car c'est un défi permanent que ce texte-là propose au lecteur, l'esprit dudit étant soumis à des secousses, heurts, embardées, glissements et dérapages qui chahutent en tous sens.

C'est un texte-monstre, avec quelque-chose de gargantuesque, qui happe, avale, broie la langue comme le lecteur. On croit entrer dans ce texte par la porte et on est sans cesse basculé, passé sans ménagement par la fenêtre, par des fenêtres dont on ne soupçonnait pas même l'existence. C'est un happement sans merci. On est, par exemple, face au très germanique esprit de sérieux mais cette componction allemande s'accompagne d'un réjouissant et même jubilatoire dynamitage de ce même sérieux compassé.

Texte tentaculaire, arborescent, qui brasse, malaxe et recrache une quantité considérable de matière en fusion.

C'est, porté par une langue éruptive, un livre-somme en expension constante, soumis à un développement nucléraire et qui projette un éclat radioactif. C'est un édifice baroque que menace l'entropie. Pourtant, en dépit de cet extraordinaire foisonnement, la rigueur de la composition est absolue, impressionnante.

Le récit s'articule autour de l'itinéraire de deux hommes qui, tous deux, vont rallier la ville de Berlin à la suite d'une faillite intime. Deux hommes, deux existences en miettes, deux trajectoires parallèles qui vont brièvement (le temps nécessaire au nouement d'un drame) devenir connexes. Deux figures contemporaines de la perdition qui visent Berlin comme une scintillante promesse, aimantés qu'ils sont, l'un et l'autre, par la perspective d'un nouvel amour.

Le récit s'étend sur une demie décennie autour de l'an 2000 et se partage entre de multiples voix qui se boxent et se catapultent. Le narrateur le plus prodigue est un journaliste proie d'une dissension intérieure, saturé des manoeuvres et compromissions auxquelles il faut sacrifier, fraîchement sevré de sa passion alcoolique et rescapé d'un divorce et surtout de douze désastreuses années maritales. Il rompt avec tout ce qui constituait sa vie et rejoint Berlin presque comme on s'immole porté par l'espoir fou de conquérir Sophia, sa thérapeute dont il est tombé amoureux.

L'autre voix qui s'élève distinctement appartient à un ancien garde forestier devenu à Berlin chauffeur de taxi et qui joue sa vie sur un pari tout aussi vertigineux puisqu'il sillonne les rues dans le but de retrouver une certaine Valentina, jeune réfugiée ukrainienne qu'il s'est engagé à secourir. Cet homme est un veuf inconsolable mais il a perçu en Valentina l'étincelle susceptible de ranimer la brûlante plénitude qu'il a connue auprès de son épouse. 

Entre les épisodes (à la chronologie bousculée comme tout le reste), s'intercalent d'étourdissants développements qui prélèvent des aspects du monde moderne, les soumet au crible d'une analyse féroce et dresse un contact des plus sombres quant à l'état des choses qui nous entourent et qui sont perçues comme une mécanique emballée, déshumanisée, en plein délitement et tournant dangeureusement à vide. Ces vrillantes percées spéculatives se situent à la croisée de l'étude sociologique, politique et même psychanalytique. La puissance réflexive et l'agilité conceptuelle de Reinhard Jirgl sont certes stupéfiantes mais ce qui sidère et secoue encore bien davantage, c'est l'usage qu'il fait de la langue : il ne se contente pas de la distordre, il la fend jusqu'au noyau, lui impose une refonte aussi totale que radicale, opérant des coupes salubres et revirginisantes, allant jusqu'à rénover l'orthographe et la graphie même des mots. Cette opération hautement périlleuse, si elle peut sembler, au début, ressortir à l'arbitraire, s'impose très vite comme une nécessité si bien qu'on se surprend à redécouvrir le sens des mots ravivés par leur forme inédite et fissile.

Et Jirgl se livre aussi à un jeu d'échos extrêmement maîtrisé entre les strates de son texte, géologiquement composé et d'une puissance tellurique. 

Une cadence presque épileptique. Un "Berlin Alexanderplatz" halluciné et atomique. Un tissage verbal étourdissant, abrasif et décapant.

Un chef-d'oeuvre.

BH 12/10

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