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 Gabriel Josipovici par Livres-Addict.fr 


"Goldberg : Variations" de Gabriel Josipovici (Quidam éditeur)

C'est un texte provocateur. De doutes, d'instabilité, de surprises, d'effervescences multiples. Un texte sans entrée discernable ni dénouement visible. Un fascinant dédale mental. C'est un récit-gigogne à l'envers : tout procède du même foyer mais c'est une force centrifuge qui propulse les fragments les uns à la suite des autres.

C'est aussi quelque chose comme une aimable plaisanterie, une métaphore étincelante, une mise en abyme coruscante, facétieuse, ludique, filée tout au long du texte.

Il n'y a cependant rien de narquois, de sarcastique, dans cet assemblage étourdissant de virtuosité qui, à pas légers, avec des doigts de fée et des délicatesses d'orfèvre, tisse une composition des plus singulières et brasse les questions les plus essentielles.

L'argument est de pure convention : Thomas Westfield, aristocrate anglais, affligé d'insomnie chronique, convie en ses appartements Samuel Goldberg, écrivain de son état, et prié ou plutôt sommé de faire la lecture au maître des lieux jusqu'à ce que sommeil du juste s'ensuive.

A partir de là, se déploie une éblouissante chorégraphie littéraire. S'inspirant lointainement des variations musicales éponymes, ledit Goldberg tisse et trousse trente jubilatoires variations fuguées. Il est question des grandes figures mythiques, de leur impact et de leur postérité, de la parentèle du maître comme de l'hôte, d'histoires d'amour, d'amitié, nouées et défaites, et d'ébouriffants dialogues philosophiques (lesquels confinent parfois à l'exercice de style, à l'échange sophistique, et tendent, ironiquement, à se saborder). Il y a aussi, et surtout, une multitude de strates temporelles et sensibles qui, à travers ces lignes mélodiques esquissées,  s'entrechoquent et se catapultent. Et une attention extrême, minutieuse, vibrante, portée aux sensations et émotions les plus infimes.

Chaque amorce, chaque proposition nouvelle met en branle la valse vertigineuse des possibles.

Le tout est transcrit dans une langue d'une élégance aristocratique qui agit sur l'esprit comme un stimulant puissant et un instrument de haute précision.

On est emporté dans un ballet endiablé, sur des pointes d'une finesse absolue au sein d'une œuvre d'une ampleur opératique.

Une composition dont on sort le cœur en liesse, l'esprit écarquillé de gratitude et avec le sentiment d'avoir gravi quelques degrés sur l'échelle de l'intelligence.

BH 11/14

"Tout passe" de Gabriel Josipovici

C'est un texte troué et nu. D'une nudité extrême. Un texte à l'os, raclé, défait de tout surplus et de tout superflu. Ce sont des pans de vie nue, des instants prélevés sur le vif et qui se répercutent d'autant plus violemment que le vide, autour, est un vertige.

Un homme se tient, seul, dans une pièce. Il se soumet à l'expérience pascalienne et lui remontent dans le corps, par flux et saccades, des fragments de scènes anciennes ou récentes, anodines ou cruciales mais toutes signifiantes.

Il ne s'agit pas d'une remémoration suivie, articulée : la matière vive est dynamitée, la chronologie éclatée, les époques se télescopent, le temps et les événements sont brassés, remaniés et ils se redistribuent selon une logique purement organique.

Le texte s'ouvre sur une description minimaliste du lieu dont la récurrence, entêtante, produit un effet hypnotique.

C'est la figuration, épurée, quintessenciée, de la condition humaine, de son caractère tragique, dénué, de l'essentielle et irréductible solitude.

Tout le restant de la matière textuelle est constituée de dialogues qui surgissent, comme à l'aveugle, d'une masse obscure, blocs tranchés, coupés net.

Peu à peu, des motifs, mémoriels et sensoriels, se dégagent. L'homme seul est un écrivain excavé, taraudé par un double deuil : il a perdu sa femme qui l'a quitté et l'autre femme, celle qu'il aimait, est morte.

Son fils et sa fille se manifestent tour à tour, ils s'enquièrent et s'inquiètent de lui, de l'état de déshérence, voire de déréliction dans lequel il semble s'enfoncer. Les enfants font preuve, l'un et l'autre, de sollicitude mais ils s'exaspèrent aussi des résistances, des points d'obstruction qu'ils rencontrent chez leur père et, par moments, leur compassion se dégrade en commisération.

Remontent, par salves, des dialogues heurtés, hérissés, barbelés entre l'homme et sa femme.

Par bonheur, ce texte déchiqueté, affolé de douleur sourde connaît des répits, des accalmies, il nous offre des effractions de lumière, de brusques embellies. Et ces bribes radiantes sont toutes liées à une femme: l'interdite, l'aimée, celle qui fut secrètement et follement aimée et cela, semble-t-il, de toute éternité.

Et cet amour s'ancre dans le parfum de l'élue, dans son odeur qui prend tout, qui tout emporte, qui soulève et transfigure toute chose.

Reviennent aussi des moments de collusion privilégiée avec les enfants. Des instants ludiques, allègres, fluides, euphorisés. Des instants dont on sent qu'ils ont la force d'impact et la légèreté parfumée de l'évidence. Instants bénis, privilégiés, colorés et combles qui dilatent le corps et l'âme. 

Il est aussi question de l'amitié, de ce qui se dit, de ce qui peut se dire et s'échanger entre deux hommes qui s'aiment d'amitié drue.

Et puis il est des pans entiers dévolus à l'écriture et aux écrivains. Il est question de Rabelais, de sa modernité radicale, de son apport révolutionnaire mais aussi de Shakespeare, Virginia Woolf... Et de la difficulté d'être quand on est écrivain.

C'est un texte bref, tendu, arqué et, semble-t-il, sec comme une détonation ou un coup de cravache. Mais cet apparent dépouillement est gros d'une matière dense, subtile, complexe et poignante. Certaines allusions pointillistes sont d'une sensualité folle, d'une force évocatoire détonante.

Ces fragments décapés, poncés à l'extrême, recèlent une palette richissime, une étourdissante force de vie et une charge émotionnelle bouleversante.

Un coup de maître.

BH 05/12


"Moo Pak" de Gabriel Josipovici (Quidam éditeur)

image_MoopakC'est une transe circulaire et déambulatoire qui agit comme un puissant hypnotique. Un hypnotique qui, dans le même temps qu'il soumet et jugule, survolte.

Le narrateur rapporte les monologues, les soliloques hantés de son ami Jack Toledano lequel, au fil de leurs pérégrinations à travers Londres, développe considérations et réflexions qui s'entrechoquent, se catapultent, fermentent, se ramifient et se déversent dans une prose torrentielle. Notre homme n'est pas un vain ratiocineur mais un orfèvre des combinatoires logiques et dialogiques, des pensées percutantes qui se cognent, se répondent, s'entretissent et se suscitent les unes les autres dans un étourdissant ballet réflexif.

Il est beaucoup question de littérature et beaucoup de la vie et de la façon dont l'une et l'autre s'articulent et se fécondent.

Il est question de Swift, beaucoup, figure tutélaire, étalon idéal à l'aune duquel sont évalués les autres hommes, les autres oeuvres.

Il est question, dans une ronde incessante, de Shakespeare, Yeats, Goethe, Van Gogh, Milton, Chaucer, Proust, Joyce, Homère, Dostoïevski, Kafka, Wittgenstein, Mendelsohn, Schuman...

Les verdicts tombent, couperets acérés. La pensée bourdonne, butine, papillonne d'un artiste à l'autre, d'une pensée à l'autre. Ca rebondit, ça fuse et perce au gré d'une litanie effervescente qui se renouvelle par vagues, par entrelacs et bouillonnements successifs.

Ce singulier Toledano est une quête sans repos et il est en quête de justesse. Il aspire à mener avec exactitude aussi bien sa vie que son oeuvre littéraire laquelle sans cesse se dérobe et dont l'accomplissement est toujours différé. Il discourt par cercles concentriques qui visent un point aveugle, celui qui lui permettrait de cesser enfin de parler pour agir, de substituer à la parole tourbillonnaire l'écriture habitée.

Esprit cyclotron et oeuvre kaléidoscopique qu'une seule lecture n'épuise de loin pas.

On a accès à une appréhension transversale et acérée des choses, des auteurs, des oeuvres. A travers ce foisonnement d'idées qui se télescopent, on éprouve physiquement, dans chaque replis du corps et avec une acuité extraordinaire, à quel point la littérature imprègne et transforme nos vies.

Et chaque pensée énoncée est d'une surprenante singularité, d'une génialité absolue. On est frappé, cependant qu'on lit, et à l'issue de la lecture, d'une stupéfaction émerveillée.

On est aspiré par cette affolante spirale réflexive qui ne manque jamais d'examiner simultanément les deux pôles contradictoires d'une même pensée. La complexité et la subtilité s'invitent dans chaque phrase et l'on assiste à l'élaboration, toujours en mouvement, d'une esthétique qui est aussi éthique.

Et d'abîme en mise en abyme, l'on est convié au coeur du processus créateur puisque, dans la dernière partie, Jack Toledano évoque longuement son grand oeuvre, "Moo Pak, auquel il dit se consacrer depuis dix ans et qui est une réflexion sur la matière même des oeuvres scrutées puisqu'il s'agit d'une exploration des racines du langage.

Et, porté par la houle de cette étincelante intelligence, le lecteur est halé jusqu'au dénouement, sidérant.

BH 04/11

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