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Juli Zeh par Livres-Addict.fr 

 "La Fille sans qualités" de Juli Zeh (Actes Sud)

Voici encore un livre unanimement encensé par la critique. Pour une fois, ce n'est pas sans raison. Il s'agit d'un roman virtuose conduit d'une main de maître. La voix qui s'élève, affirme, édicte, décrète avec un tel aplomb qu'on s'étonne que l'auteur, Juli Zeh, soit âgée de 33 ans à peine. Péremptoire, elle tranche, cisaille sans merci, n'hésite pas forger des aphorismes.

LaFillesansqualitesCeci posé, on s'étonnera pas, en revanche, que l'héroïne du récit, Ada (double inversé, matifié de l'inoubliable figure créée par Nabokov) soit une adolescente surdouée. Surdouée mais aussi singulièrement dépourvue d'ardeur. Elle pose sur le monde un regard non pas désenchanté (car elle n'a d'accointance avec aucune forme d'enchantement) mais d'une froideur arctique. Elle se définit comme un prototype pas encore fonctionnel, un spécimen de l'humanité future dépêché dans les décombres du XXI ° siècle commençant.

Ada est (en référence au chef d'oeuvre de Musil) "la Fille sans qualités". Elle est atone, elle ne croit ni n'espère en rien. Elle a proscrit l'émotion de son existence. La seule chose qui la galvanise, c'est de faire usage de ses exceptionnelles facultés cérébrales. Elle les exerce souvent aux dépens d'autrui car elle trouve rarement un adversaire à sa mesure et méprise copieusement ceux qui ne la valent pas. Physiquement mal dotée, peu nantie par la nature (elle est certes blonde mais petite, râblée, corpulente) elle s'acharne notamment sur celles qu'elle nomme "les princesses", les adolescentes lolitesques qui grandissent harmonieusement et ne connaissent pas le divorce qui l'affecte : son corps massif ne coïncide pas avec son esprit véloce. Pour exorciser sa rage, elle court. Dans la course aussi, elle est d'une rapidité extraordinaire.

Ada surclasse tellement les autres qu'elle s'ennuie à mourir. Seul le professeur d'histoire, en homme d'une intelligence supérieure, trouve grâce à ses yeux. Ada s'étiole insensiblement jusqu'à l'arrivée, dans sa classe et dans sa vie, d'Alev. Alev est d'origine cosmopolite et il est le double, la part manquante, la part maudite d'Ada. Il sera à la fois catalyseur et détonateur. Ada est la mèche, il est l'explosif, il l'enflamme, la réveille, lui rappelle qu'elle est un organisme innervé. Si la puissance intellectuelle d'Alev est moindre que celle d'Ada, en revanche il se révèle un redoutable stratège doté d'un charisme impressionnant. Ada a trouvé un comparse à sa mesure. Ada est d'autant plus subjuguée par Alev qu'il lui échappe, qu'il se joue d'elle, qu'il exerce sur elle une domination sans merci. Ensemble, ils se proclament les "arrière-petit-fils des nihilistes". Leur existence est sans but mais s'il n'y a plus d'enjeu, il reste le jeu. Le jeu va devenir la notion centrale du roman. Alev va ourdir un plan machiavélique. Pour le plaisir. Le but n'est pas de faire le mal puisque nos deux protagonistes se situent "au-delà du bien et du mal". Il reste à trouver la victime de cette glaçante machination : ce sera Smutek, professeur de sport et d'allemand, réfugié polonais, fervent idéaliste, très amoureux de sa femme, pétri d'espoir et de foi bien qu'il ait été considérablement malmené par la vie. Il est également féru de Musil, de "L'homme sans qualités" dont il impose l'étude à ses élèves. Il est élu non en raison d'une haine quelconque que lui porteraient les adolescents (c'est, au contraire un personnage sympathique) mais parce qu'il représente le pion idéal dans le jeu qu'Alev entend superviser.

La mécanique infernale est enclenchée, il suffit de la laisser implacablement se dérouler jusqu'à son terme plus ou moins fatidique selon Smutek se conduira conformément ou non aux estimations, aux statistiques d'Alev. Alev, qui ne jure que par le pragmatisme, croit pouvoir tout contrôler. Sauf qu'on ne peut, par simple décret, répudier toute humanité, on ne peut pas entièrement se dessécher par la seule force de la volonté. Et ce sont, paradoxalement, les sentiments résiduels qui vont gripper ma machine. L'angoisse se diffuse, le malaise s'instille au fil des pages. Ces personnages glaciaires qui révoquent en doute l'existence de l'âme, qui se rient de la persistance d'une telle notion, exercent une fascination certaine.

Le style n'est pas seulement maîtrisé, il est truffé de trouvailles, ponctué de saillies aussi ironiques que jubilatoires. On trouve, au fil des pages, des métaphores des plus inventives. Seule réserve mais elle est de taille : le roman est conçu comme une équation mathématique qui se résout froidement. Tout est archicérébral, trop calculé, presque chirurgical. Et malgré les métaphores inédites, l'écriture reste dans son ensemble d'un classicisme parfois pénible, caduc. On ne respire pas, on manque d'air et le souffle manque. A tout prendre, bien que ce roman, le second de l'auteur, soit d'une ampleur et d'une facture impressionnantes, je préfère son premier opus, "L'aigle et l'ange", bancal, foutraque, moins abouti mais, bien que très noir, crépitant de fantaisie et stylistiquement autrement plus créatif. La limite de "La Fille sans qualités" est qu'il s'agit d'un roman à thèse : Ada et Alev personnifient de manière trop démonstrative l'Occident déboussolé, la perte des valeurs, la période de transition que nous traversons, etc ... toutes choses qui se communiqueraient mieux avec moins d'ostentation.

BH 06/07

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