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 Fred Léal par Livres-Addict.fr

"Délaissé" de Fred Léal (P.O.L)

image_lealIl faut le dire d'emblée : ni le texte ni le personnage ne sont plaisants. Ils rebutent l'un et l'autre (probablement parce que le narrateur s'énonce à la première pesonne et que c'est lui la voix du texte), ils exaspèrent dans la même mesure.

C'est une parole hirsute, revêche, que déploie un homme incertain et faussement désinvolte. Et ce dernier, donc, on pourrait hâtivement l'expédier dans la catégorie des pauvres types si le texte entier ne s'ingéniait à le décliner sur le mode ambivalent et complexe. Et, dans une sorte de houle irritée et presque malgré soi, on est donc tenu, au fil des péripéties et du tangage verbal, de le trouver, ce type-là, presque attachant.

C'est un médecin bordelais, âme et vie cabossées mais moins que la plupart des patients qui lui échoient. Ils hérite en effet, en sus des cas de figure communs, de grands éclopés et de vrais borderline. Et il traite les cas routiniers et les exceptionnels, les gravissimes, au gré de son humeur, tantôt paresseusement et avec la plus grande nonchalance, tantôt presque saintement.

Car c'est un homme qui oscille et semble privé de centre fixe. Et on sent que l'exercice de son métier lui est cher car il le dote d'une structure, d'une passagère architecture intérieure dont il est, le reste du temps, dépourvu. Or, en tant que médecin, il exerce avec efficacité, droiture et un sens certain de l'empathie.

Au fil des scènes, les patients récurrents nous deviennent familiers et, parce qu'il nous les présente dans toute leur humaine complexité, le narrateur fait qu'on s'attache à eux.

Il y a notamme Anda, la prostitué toxicomane semi-repentie qui peine à s'extraire des guêpiers multiples dans lesquels elles s'est fourrée.

Il y a les squatteurs, les dénués de tout et camés jusqu'à l'os que notre médecin fournit gracieusement en produits substitutifs.

Il y a Damien, le petit garçon atteint de mucovsicidose au sujet duquel le narrateur ne se pardonne pas, non pas d'avoir posé un diagnostic erroné mais de s'être empétré, d'avoir failli en somme, au moment d'annoncer le terrible vérité à la mère.

Et, en guise de têtes de chapitre, ces lettres, tout entières rédigées en capitales, émanant d'un patient schizophrène chez qui la folie a creusé loin son ravage, lettres poignantes autant que stupéfiantes, criantes de vérité et qui sont purs hurlements de solitude et de détresse.

Et, surtout, il y a Gonzague, patient invraisemblable et vrai personnage débordant du cadre imparti, sorte de VRP siphonné qui trempe dans des trafics louches, hautement périlleux. Ce zigotto recourt à son médecin en tant que couverture et  le sollicite bientôt compulsivement et bien au-delà de ce que sa fonction autorise. Avec cet homme pris dans des démêlés ahurissants et bientôt aux prises avec des situations tragiques, notre narrateur tisse des liens d'une intensité bouleversante.

Mais l'homme qui narre est clivé, affecté d'une sorte de dédoublement ou grave fracture interne.

Il y a, d'un côté, le médecin qui rarement défaille et de l'autre Arnaud, l'homme privé qui s'effrite de partout.

Le récit est de composition binaire, il alterne entre les scènes médicales et celles qui restituent, par touches successives, le passé du narrateur et duquel il ressort que sa vie intime n'a, loin s'en faut, rien de reluisant.

Autant il se montre fiable et solide envers ses patients, autant il vit sa "vie cachée" sur le mode de la faillite constante et, semble-t-il, délibérée.

Il est devenu, comme par mégarde, le père de Sarah, sept ans, que, de son propre aveu, il ne connaît pas davantage que les fillettes qui fréquentent sporadiquement son cabinet. Sarah est le fruit de ses amours avec Sandrine, une jeune patiente anorexique (et guérie par ses soins) aux charmes décapants et contondants de laquelle il a (non sans scrupules déontologiques) cédé. Mais la flambée amoureuse n'a pas survécu à la venue de l'enfant, laquelle a comme exproprié notre homme de lui-même. Depuis, bien que Sarah et sa mère vivent à 300 mètres de chez lui et malgré les objurgations répétées de Sandrine, Arnaud se défausse conscieusement chaque fois qu'il est question d'assumer ses responsabilités paternelles.

Peu à peu, pourtant, il va tenter de faire un sort à sa lâcheté, d'apprivoiser l'existence incongrue de cet enfant au sein de la sienne propre et les pages consacrées aux face à face et corps à corps père-fille donnent lieu à des scènes incisives, insolites (puisque le père ne se fait pas faute de mener sa fille dans des squats ou des "raves-parties") et sont parmi les plus belles du récit.

Quant aux passages qui restituent, par blocs, des pans entiers du passé de l'homme, outre qu'ils sont sonvent insipides, ils prétendent, semble-t-il, apporter un éclairage vaguement psychanalytiques et donc élucider le piètre état psychique de notre médecin mais ne font que charger inutilement le texte. On déplorera aussi l'abus de "Merde!" et autres verdeurs exclamatoires qui, sous couvert de spontanéité et de naturalisme, nuisent à la musicalité du texte.

Un récit inégal, donc, mais qui retient par la vigueur désanchantée, la rage de vivre éperdue qu'il déploie. Entre chronique sociale et intime, une attachante et intrigante plongée dans le quotidien d'un médecin marginal.

Le portrait, souvent brutal, d'un homme divisé qui s'essaie à reprendre possession de lui-même et à conquérir une forme d'intégrité.

BH 11/10

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