Livres-Addict.fr
Virginie Lou-Nony par
Livres-Addict.fr
"Décharges" de Virginie Lou-Nony (Actes-Sud)
C'est
un texte sur lequel pèse, tout du long, une menace sourde comme une
charge orageuse qui jamais n'éclate franchement mais étrangle peu à
peu, et jusqu'à l'asphyxie, le souffle saccadé du texte.
Les êtres qui peuplent ce récit évoluent dans des zones frontalières, limitrophes entre la vie et la survie. Ce sont des déshérités, des sinistrés que chaque geste quotidien marque du sceau indélébile de l'exclusion.
La narratrice est une combattante mariée à un lutteur. Ce sont Eva et Manuel, unis depuis près de vingt ans, au travers de leurs trois enfants, mais surtout de la rage commune qui les anime : l'acharnement à court-circuiter l'impossible.
A présent Manuel va en découdre à l'usine tandis qu'Eva, devenue aide-soignante dans un service de jeunes handicapés, se familiarise avec ces vies tronquées qui ne connaissent d'autre voisinage que celui de la mort plus ou moins imminente.
Une vie dure, coupante, mais une vie droite, sans dérapage. Une vie ajustée à ce qu'on croit être et poursuivre. Jusqu'au jour où la vie d'Eva croise la trajectoire de Gabriel. Gabriel, 25 ans, tétraplégique, "prénom et visage d'archange" et, tout de suite, une morsure, un percement jusqu'au fond de l'être.
Les atermoiements, les manoeuvres dilatoires du désir ne pourront rien contre ce qui relève de l'évidence et de l'inévitable : la collusion se fera, de plus en plus prégnante, entre celui qui a perdu l'usage de ses membres et celle qui est en train de perdre l'usage et le sens de sa vie.
Cet amour, multiplement foudroyé et cependant ébloui, se déploie sur fond d'intrigues hospitalières des plus sordides : où l'on voit que l'humanité souffrante, de même que celle qui oeuvre au contact de la souffrance, est très loin d'être exempte de corruption.
Les scènes se succèdent comme autant de tableaux ciselés et de coups assénés et elles sont tour à tour tendres, cocasses, saisissantes, sinistres, tragiques, et souvent déchirantes à la limite du soutenable.
Toutes ces vies cabossées, mutilées, entrent en collision parfois pour le meilleur, souvent pour le pire. Et ceux qui soignent, ceux dont l'apparence est sauve, ne sont pas toujours les plus épargnés dans l'ordre du désespoir.
Et, au coeur de ce chaos prétendument organisé, il y a Eva dont la vie, aspirée par celle, vampirique, ventousée, de Gabriel, s'émiette et se pulvérise irrépressiblement. Cet amour, frappé de partout, éclôt cependant et fuse, dans les interstices, les îlots miraculés et dans un terreau sauvage et féroce où le romantisme exacerbé le dispute au trivial le plus terrible.
La langue est précise et percutante, elle ne laisse rien au hasard. Tout est décrit avec une minutie presque métronomique et pourtant la poésie trouve se voie entre les points, les angles et les aspérités, elle force les barrages et irrigue tout d'un flux puissant.
Un texte sans merci qui décape, foudroie et laisse durablement étourdi.
BH 03/12