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 Kate Millett par Livres-Addict.fr 

"Sita" de Kate Millett (éd. des femmes)

image_sitaC'est un livre dont les phrases claquent et résonnent. C'est aussi un flux ininterompu, un monologue intérieur qui restitue, au plus près de sa source, le ressassement qui accompagne une crise amoureuse aiguë.

La parole se livre par saccades tumulteuses, éperdues. Elle est cependant corsetée dans des phrases nettes ciselées, du cousu main. Comme si la rigueur du style était appelée à compenser, à endiguer le désordre de la pensée et des sentiments. On a presque affaire à un procédé racinien.

C'est une confession des plus crues. L'auteur traque les symptômes d'une passion qui se délite. Celle qu'elle éprouve pour une femme de dix plus âgée qu'elle (elle-même ayant une quarantaine d'années) et qui manifeste à son endroit un désengagement de plus en plus marqué. Elle nous livre en direct la radioscopie des courants qui agitent une âme à marée haute, une âme portée, sous l'effet de la passion, à un haut degré de combustion.

Après une longue séparation et une période des plus chaotiques marquée par un divorce, une dépression sévère, un internement en psychiatrie, l'auteur a quitté New-York pour rejoindre en Californie Sita, la femme aimée. Sita apparaît comme une femme fatale : universitaire, brune et longue beauté aristocratique d'origine italienne, elle a de l'abattage et une présence ensorcelante. Moultment divorcée elle aussi, elle vit "en communauté", entourée de ses deux enfants, Pia et Paul, d'Emily la fille de Pia, de l'amie de Paul, des compagnons erratiques de Pia et de tout un tas d'amis de passage. Cela nous vaut des descriptions poignantes ou émues de cette compagnie disparate (la fine et fragile silhouette de Pia, musicienne droguée et paumée se détache et requiert la narratrice) qui, si elle crée de l'animation, sabote aussi toute possible intimité. La narratrice ne recueille que des miettes de la présence tant convoitée de l'aimée. L'amour autrefois (la liaison dure depuis trois ans) puissant, comblé et réciproque est devenu conditionnel.

image_sita_2Débute alors un jeu cruel en apparence orchestré par la seule Sita qui impose son rythme, ses caprices, ses avancées inopinées, ses volte-faces, ses retraits brutaux et inexpliqués, ses faveurs chichement concédées... On passe de l'amour à la stratégie, de l'art de l'amour à l'art de la guerre.

L'amante se soumet sans broncher aux règles méandreuses édictées par l'aimée mais en secret elle noircit fébrilement, dans son carnet, des pages afflictives et vengeresses. Elle était venue dans l'espoir de reprendre une vie commune avec l'aimée et elle se voit frappée non pas d'un franc bannissement mais d'une relégation retorse et tacite, ce qui est peut-être pire dans l'ordre des malédictions. Elle se vit comme une intruse, une présence parasitaire.

Elle a brûlé tous ses vaisseaux, elle a tout quitté pour se dédier entière à l'aimée. Elle a laissé deriière elle sa ville de prédilection, New-York, sa vie d'artiste, l'atelier où elle façonne ses sculptures, des conditions favorables pour écrire, ses amis... Et ce qu'elle trouve, en contrepartie et en écho, c'est le vide et le trop- plein : l'esquive et les rebuffades en réponses à ses attente, un espace saturé où il ne lui est ménagé aucune place. Elle souffre mais cette souffrance lui procure une jouissance paradoxale. Les plaintes qu'elle exhale dans son carnet relancent le processus de création qui était précisément en souffrance lui aussi. Elle se fait sismographe et entomologiste des états successifs qu'elle traverse. Elle épingle les ultimes soubresauts d'une passion qui se meurt.

Peu à peu, la marmaille indésirable et les amis inopportuns désertent la maison. Les deux femmes se retrouvent en tête à tête mais la situation ne s'améliore pas pour autant, Sita s'opiniâtre dans sa valse-hésitation. Elle comble l'amante de bienfaits qu'elle lui retire aussitôt. Et ladite'amante d'osciller de plus belle entre regains d'espoirs et détresses abyssales. Elle est une mendiante ligaturée qui n'ose même plus adresser à l'aimée les suppliques qui lui brûlent les lèvres. Alternent les célébrations lyriques du corps sublime et de l'âme sans pareille de l'aimée, les salves de ressentiment, de haine pure et les passages (les plus nombreux) introspectifs dans lesquels elle s'ausculte et cherche à élucider ce qui la porte à s'infliger tant de supplices. Elle va jusqu'à accepter de dispenser un cours uniquement parce que cela lui fournit un alibi justifiant sa présence auprès de l'aimée. Elle a conscience de s'humilier, de s'avilir, de pousser loin le processus d'aliénation et de dépossession mais elle ne peut s'arracher au charme dont elle est la proie.

L'intérêt de ce texte réside dans l'absence apparente de tout recul. Les évènements et leurs répercussions psychiques sont saisis et restitués à mesure qu'ils se produisent. Cela confère aux situations évoquées une présence saisissante, présence qui acquiert même parfois un caractère halluciné. L'écriture est cursive, alerte, sans concessions, à l'image de ce dont elle rend compte. Et il n'y a pas d'avantage de complaisance que de concessions, c'est féroce de bout en bout. La douleur est la matière même du texte mais jamais l'auteur ne s'apitoie sur elle-même, elle accumule au contraire les constats secs et sobres et ne s'épargne pas.

Bien qu'il n'y ait, semble-t-il, presque pas de distance entre la vie et l'écriture, le texte prend forme comme s'il était composé et prémédité : c'est qu'il s'agence de manière organique et c'est la meilleure preuve que, dès lors que le processus créatif est en cours et quel que soit le degré d'authenticité des faits rapportés, c'est la fiction qui triomphe, c'est la mise en scène et en perspective qui prend le pas sur tout le reste.

BH 01/09

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