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Catherine Millot par Livres-Addict.fr 

"Abîmes ordinaires" de Catherine Millot (Gallimard)

abimesOù il est question de retournement de l'être, de "l'homme métaphysique". On visite les abîmes, certes, mais il s'y fomente une accession à l'extase. Alertée par des expériences personnelles fondatrices voire transfiguratrices, l'auteur mène l'enquête, elle interroge des cas qui lui paraissent s'apparenter au sien. Car il lui a été donné, par deux fois pendant son enfance et une fois au cours de sa jeunesse, de connaître des états d'absolu dénuement qui mystérieusement se sont mués en allégement, en transport, en illumination.

Ainsi s'applique-t-elle à élucider ce qui est à l'oeuvre dans ces moments-là, quels ressorts sont en jeu et comment une telle mutation est possible. Ces passages initiatiques, ces propulsions dans une autre dimension, elle en trouve des échos, elle découvre des porteurs d'expériences analogues chez des personnages, tous célèbres, venus d'horizons très divers.

Elle s'intéresse d'abord à Arthur Koestler qui, positiviste, rationnel et fort suspicieux à l'égard de toute forme de mystique, a dû se rendre à l'évidence pour avoir été une fois durant son enfance et une fois à l'âge adulte, le lieu ou l'occasion de cette étrange métamorphose. Il a connu ce "sentiment océanique" que Romain Rolland décrivit au très sceptique Freud. Or, chaque fois, cette ouverture illimitée s'est produite dans des circonstances douloureuses voire tragiques (opération d'une appendicite aiguë, incarcération assortie d'une menace d'exécution).

Ce que Koestler a éprouvé fortuitement, Michaux le recherchera activement et systématiquement. Il est un explorateur des confins. Ce qui le requiert, c'est non pas de jouir mais de connaître ("Connaissance par les gouffres"). Et la drogue est son véhicule. Il en fait un usage très particulier, pour ainsi dire raisonné. Il lutte pied à pied contre ses effets, il ne veut pas de la dissolution passive, il entend garder le contrôle de son esprit, résister à l'empire stupéfiant jusqu'à la limite de ses forces. L'homme, affirme-t-il, a besoin de faiblesse. L'homme a besoin de se couper de ses ressources naturelles pour mettre à jour ses ressources profondes et insoupçonnées. Et ce paradoxe (stupéfiant lui aussi !) résume tout l'intérêt de l'ouvrage, il est le point nodal, la formule-clef. Michaux contre la drogue et simultanément il attend d'elle qu'elle pulvérise les frontières du moi. Il se veut à la fois sujet et objet d'expérience. Livré et observateur. Se précipitant dans le plus extrême inconfort pour rompre avec la finitude qui est le propre de l'homme normal. "L'infini, l'homme connaît, dit Michaux, il en vient". Ce à quoi il tend, lui Michaux, c'est quitter l'état d'homme normal pour atteindre celui d'homme métaphysique. La drogue permet ce passage, cette mutation quand elle ne jette pas en enfer. Par elle, il a connu que l'infini estl'état de non-séparation, qu'il est accueil inconditionnel.

On n'attendait pas dans ce registre-là l'illustre couple Rossellini - Ingrid Bergman. Et pourtant, ils nous offrent l'exemple le plus poignant et peut-être le plus parlant. Ayant vu les premiers films d'un Rossellini encore inconnu, Ingrid Bergman déjà star et éblouie par le talent du cinéaste, lui écrivit pour se mettre à son service. Elle lui offrait sa célébrité hollywoodienne, elle se voulait un gage de son génie à lui. Elle rêvait probablement d'un rôle somptueux, auréolé, il lui propose de camper une femme bafouée, spoliée de tout qui trouve dans l'ultime stade de la détresse et de la perdition un éclairement à la mesure de ses malheurs. Elle veut se donner, il lui demande de s'immoler. Ce sera "Stromboli". Le tournage en sera si éprouvant qu'Ingrid Bergman voudra par moments se coucher pour mourir. De même, l'amour qui les unira tournera à la destruction totale et systématique. Mais sur fond de désastre et de déréliction, ils accoucheront ensemble de chefs-d'oeuvre. Fruits sortant de l'abîme ...

Moins convaincante est la dernière partie consacrée à Tolstoï. L'écrivain, frappé par une angoisse mortelle suivie d'une dépression, est le lien d'une conversion : il décide de vouer sa vie à "l'amour du peuple". Cependant il ne peut se détacher de sa famille, de sa femme surtout, avec qui il vit une relation orageuse, un amour fortement teinté de haine. Les liens du mariage sont sa croix, son martyre, il vivra, des années durant, écartelé entre sphère privée et publique ... And so what ? ... De même, les notations psychanalytiques, qui se veulent un étayage et se réduisent à un saupoudrage, sont irritantes et vaines. Mais l'idée-force de l'ouvrage est belle et c'est à une lecture exaltante que nous convie Catherine Millot.

BH 10/07

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