Giulio Minghini est un
explorateur
des temps modernes, un
moraliste qui avance masqué, un fin limier qui nous conte les
mésaventures de
son double lequel s’est pris dans les rets d’une nasse qu’il pensait
contrôler.
Son texte est un vertige, une transe contemporaine, un cauchemar qui vire et se développe à bas bruit.
Au commencement, le narrateur végète,
étrillé par une
rupture amoureuse qui l’a laissé sur le flanc. Sur les recommandations
d’une
amie pleine d’inquiète sollicitude au vu de son déclin, il
s’inscrit
sur un site de rencontres qui porte l’attrayant et peu offensif titre
de
« pointscommuns ». Ce site, il l’investit d’abord en
observateur
détaché et narquois, il pointe le conformisme et la conformité de ses
membres
qui présentent tous le même profil, à savoir intellectuels de gauche
outrageusement « boboïsés » et affichant des goûts
terriblement calibrés. Il stigmatise aussi la
présomption, les
risibles prétentions artistiques de ces distingués personnages. Il ne
se borne
cependant pas à vilipender, il marivaude aussi, joue de sa vélocité
intellectuelle, de ses ressources verbales pour ferrer ses proies et
consomme.
Une fille par soir ou presque. Une ronde rondement menée. Echauffements
sanguins, échauffourées muettes, frictions charnelles qui
n’ouvrent sur rien. Nul horizon, nulle
lueur. Et
bientôt les historiettes et galipettes entre esprits consanguins
lassent notre
héros. Il décide alors de passer à l’échelle supérieure. Il répudie
« pointscommuns » pour élire
« meetic », site ouvert à tous
vents, visité par une foultitude d’individus sans que soit requis aucun
profil
particulier. Là, les possibilités deviennent exponentielles, atomiques
et notre
homme s’en saisit, pas seulement pour multiplier les rencontres mais
aussi pour
se démultiplier lui-même : il crée d’innombrables
« fakes » ou
profils fallacieux à l’aide desquels il piège de nombreux internautes,
hommes
ou femmes indifféremment, par le fantasme (habilement conçu) alléchés.
Mais le
mystificateur n’en sort pas indemne, il paie de sa personne, chèrement.
Il
devient d’abord captif de sa propre pratique : démiurge captif
de sa retorse créature, happé par une
spirale qui l'aspire, il consacre tout son temps à se recréer
virtuellement si bien
que la
nuit mange le jour et que son corps, morbidement rongé par la fatigue
et par
les conditions taupinières qu’il lui impose, se détraque. Pour
couronner le
tout, le manipulateur se fait manipuler. Il fait la connaissance de
Jade,
archétype de femme fatale, fascinante, vénéneuse et incaptable,
allumeuse
sans scrupules qui le met au tapis, faisant de lui un mendiant mordu et
transi
qui sollicite l’aumône de quelques miettes.
Une figure se détache au milieu de tous ces portraits plus horrifiques les uns que les autres, celui de Catherine, femme sensible, attentive, atteinte d’une maladie incurable et avec qui le narrateur va nouer une relation délicate. Cette femme-là dégage une douce lumière, c’est la seule.
Ce récit se reçoit comme un uppercut. Radioscopie d’une dissolution, d’une perdition annoncée, il se lit d’un trait et laisse sur le flanc, étourdi et hagard. Mise en garde on ne peut plus efficace contre les dérives que génèrent les sites de rencontre, contre l’usage addictif et aliénant que l’on peut en faire, « Fake », écrit sur la crête d'un phénomène émergent, nous emmène au fil d'une langue décapante et crue, dans une tonalité cynique et cinglante qui récuse toute pause, tout temps mort et interdit de reprendre son souffle. Une réussite de premier ordre.
BH 03/09
Retrouvez également l'interview de Guilio
Minghini par
Bénédicte
Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.