Voici un frère et une sœur qui, s’apprêtant à déménager,
doivent faire face au sentiment de la perte, à des deuils multiples et
conjugués. Quittant la maison familiale, ils délaissent un lieu
symbolique,
celui qui cristallisait leurs idéaux de jeunesse désormais effrités.
Ils se
prénomment Antonio et Masa et, le temps de dégager les lieux, sont
assaillis
par des salves, des bouffées d’un passé qui les poigne. Outre
l’effondrement
des utopies communistes, ils revivent la disparition des proches et,
surtout,
la défection d’un ami très cher qui fut pour Masa la terne, l’ingrate,
la
promesse non tenue d’une vie éblouie, une vie un instant entrouverte,
infiniment scintillante et qui s’est inexorablement refermée. Une
mélancolie
profonde imprègne ces pages qui pourtant sont aussi empreintes et
soulevées par
l’amour presque surnaturel qui unit le frère, par la bonté et la
compassion
insensées qu’Antonio déploie en faveur de Masa. Et rien n’est dit mais
tout
passe au travers de gestes infimes, de pensées à peine articulées, de
ténuités
infiniment subtiles.
Voici, également, un jeune homme qui fait halte, le temps
d’une nuit, chez sa tante laquelle perçoit le désemparement voire la
détresse
de son neveu mais échoue à l’exhausser en dépit de toute l’empathie
que,
maladroitement, elle témoigne.
Voici encore une jeune femme enceinte et
privilégiée, richement
dotée à tous points de vue et qui, le temps d’une foucade, s’éprend
vivement
d’une serveuse rude, rêche, massive, déshéritée. Cependant, cet
engouement
n’aura pas la force et la persistance nécessaires pour embrasser le
malheur de
ladite serveuse lorsque celle-ci sera frappée.
Dans un autre récit, la narratrice, tétanisée par
le voyage
à Londres qu’elle doit effectuer, voit son anxiété fondre face à un
anglais,
pourtant passablement étroit et égoïste, mais dont la singularité la
ravit.
Enfin une autre narratrice (ou la même?) éprouve
elle aussi
un ravissement, et des plus violents, devant une jeune fille miséreuse
qui
figure à ses yeux l’innocence et dont la présence diffuse une candeur
et une
pureté bouleversantes. Cette jeune fille disparaît abruptement comme
ravie,
justement, spoliée et c’est alors que la narratrice fait une étrange
expérience : elle retrouve cette même qualité d’âme, cette même
pureté
mais comme translatée et déportée dans la personne d’une jeune
new-yorkaise
ingénue.
Et tout se tient, fragile, dans le tremblement de l’impalpable et de l’impondérable.
« Dieu gît dans les détails » et les textes d’Anna Maria Ortese l’attestent continûment.
Par la grâce de l’écriture, cette grande dame méconnue transfigure personnages, lieux, moments et situations. Tout fait signe vers un au-delà, tout ouvre sur une dimension céleste.
Et, dans le même temps, on fait l’expérience d’une
bonté
efficiente, d’une bonté immanente qui agit et bouleverse dans le
présent absolu
de l’écriture.
Une révélation.
BH 07/12
C'est
un texte comme une lame, aigu, tranchant mais qui est en même temps
d'une qualité céleste et s'élève, tout du long, vers un point
asymptotique.
Un texte qui, sous des dehors apparemment classiques et au fil d'une trame éprouvée, s'échappe et déjoue, sans faillir, sans désemparer, les attentes du lecteur.
L'intrigue semble d'une simplicité déconcertante, désarmante même : au XVIII° siècle, à Naples, Flori, une adolescente de basse extraction (sa mère est couturière) s'éprend violemment, lors d'une rencontre fortuite, d'un jeune aristocrate, le prince Cirillo, très convoité mais frappé de langueur et de mélancolie romantique et dont le coeur initialement balance (âprement disputé qu'il est) entre deux jeunes femmes de son rang.
Mais ce n'est pas l'intrigue qui ici importe. C'est le parfum. L'impalpable. L'impondérable. Et aussi la manière, singulière, insolite, infiniment subtile, dont Anna Maria Ortese approche les personnages de Flori et Cirillo. Dont elle rend compte de leur relation.
Flori est présentée comme un être qui allie une extrême ingénuité et une force tellurique dont elle ne mesure ni ne maîtrise l'impact. Elle tient à la fois de l'animal, du végétal et de la créature sainte et sacrée. Elle est tout entière instinct brut, sensibilité vibratoire mais aussi candeur et pureté surnaturelle. Du reste, elle est la proie intermittente de visions hallucinées. Elle est ailleurs, elle est d'ailleurs.
Quant à Cirillo, rongé par un vénéneux et lancinant mal de vivre, il trouve en Flori le précipité de vie et de lumière qui lui fait tant défaut et dont l'absence le tue à petit feu.
Entre ces deux-là se développe, à partir de rien, une relation sans mots et sans avenir qui est d'une singularité radicale, d'une ténuité extrême et d'une puissance atomique.
Il y a là une qualité et une hauteur d'âme qui bouleversent. Et tout l'art d'Anne Maria Ortense consiste à suggérer le miracle métamorphique au travers d'ellipses éloquentes, de phrases trouées et aspirées par un souffle divin.
Une rare beauté. Un bijou ciselé.
Un texte qui fait battre le coeur. Un enchantement.
BH 06/12