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 Mercè Rodoreda par Livres-Addict.fr 

"La mort et le printemps" de Mercè Rodoreda (L'imaginaire Gallimard)

image_rodoreraC'est une voix, d'abord, qui prend corps en vous. Une voix étrange, surplombante, comme blanchie, absente à elle-même et pourtant prenante, obsédante.

C'est un adolescent qui nous parle depuis l'ailleurs où il vit et qui nous initie aux éclats insolites du monde qu'il habite. Racontant, il recense, il se fait témoin et mémorialiste des pratiques singulières, des rituels énigmatiques qui rythment sa vie et celle de la communauté à laquelle il appartient. Dans ce pays, ceux qui vont mourir s'encastrent dans les troncs d'arbres qui les absorbent, les abeilles se coagulent en essaim, elles effectuent d'étourdissants ballets régis par des principes inconnaissables. Il y a des oiseaux qu'on nomme les endeuillés et qui obéissent à des règles cruelles.

Le narrateur (un "je" sans nom) est orphelin de mère, et après que son père, avalé, fondu à un arbre, a disparu, il se retrouve seul avec sa marâtre. Il s'agit d'une jeune femme, moquée par les autres villageois parce qu'elle est estropiée, affligée d'un bras plus court que l'autre. Le village abrite un autre malheureux : le fils du forgeron, frappé d'une maladie de langueur et contraint de vivre couché et privé de mourriture sous peine de succomber.

Après l'avalement du père, une complicité se tisse entre le jeune narrateur et sa marâtre laquelle a pour habitude de jouer avec des boules de graisse qu'elle fait osciller en les taquinant avec des roseaux ou qu'elle mange en secret. Elle aime aussi se jucher sur une chaise, jambes repliées et tête contre le dossier. C'est une position qu'elle affectionne au point qu'elle ne la quitte pas des heures durant. Elle aime aussi gober des abeilles. Confectionner des colliers de glycines est la seule tâche qu'elle consente à accomplir. Sous le règne du père, le narrateur, aimanté par elle, l'épiait clandestinement. Ensuite, la collusion s'opère naturellement. Les deux jeunes gens s'engagent dans de longues équipées folâtres à travers la campagne. Et le rapport panthéiste qu'ils entretiennent avec la nature les inspire si fort qu'ils font ensemble une fille.

Après une ellipse de quatre ans, on retrouve le narrateur qui arpente la nature environnante, accompagné cette fois de sa fille . Il est tourmenté car cette petite lui préfére ostensiblement le fils du forgeron, désormais apte à quitter la couche sur laquelle il était cloué et animé d'un féroce désir compensatoire qui le porte à s'emparer de tout ce qui passe à sa portée et notamment de la fille du narrateur avec qu'il noue une relation fusionnelle.

On découvre également "le prisonnier", un homme encagé parce qu'il n'a pas su dissimuler le désir lisible dans ses yeux or quiconque affiche son désir, est, dans cette communauté, frappé de proscription et lorsqu'une femme désire un homme qui n'est pas son mari, elle est contrainte de rester allongée aux côtés de l'amant putatif sous les yeux du mari jusqu'à ce qu'un hurlement inhumain déchire l'air, signe que le désir a été tué, qu'il a déserté les deux corps coupables.

Quant à la fille du narrateur, elle connaîtra un destin malheureux, en partie à cause du fils du forgeron et de l'esprit de revanche qui l'anime mais aussi parce que sa mère "ne l'avait pas voulue, parce que personne ne lui avait demandé de venir, qu'elle s'était installée dans la maison et avait créé un vide dans l'air où elle vivait". Et le narrateur ajoute : "J'avais commencé de ressentir une sorte de douleur pour la vie de ma fille, car elle devait respirer sans savoir pourquoi elle respirait... sans savoir pourquoi la lumière changeait de couleur, pourquoi le vent changeait de côté".

C'est un texte déroutant, à la croisée du fantastique et du mythologique, qui brasse une riche matière, un brouet sombre et captivant, sombre et scintillant à la fois.

La nature, omniprésente est décrite avec une force évocatoire saissisante. L'écriture a quelque chose de primitif, elle est tout ensemble rugueuse et limpide et elle est supérieurement poétique. C'est un récit posthume paru initialement en 1986 et auquel l'auteur consacra près de vingt ans de sa vie.

Une fascinante redécouverte.

BH 11/08

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