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Henrietta Rose-Innes par
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"Ninive" de Henrietta Rose-Innes (Zoé)
"Ninive" est un
texte de résistance et un texte qui prend la tangente. C'est une
odyssée improbable, une croisade menée par les chemins de traverse
les plus singuliers, les plus inusités. C'est une drôle de guerre
qui se double d'un insoluble conflit d'amour. C'est un carnage
familial qui file sa propre métaphore de vertigineuse façon. Comme
si les blessures les plus secrètes, les plus profondes, étaient
brutalement exhibées, non sur la peau, non sur les membres
eux-mêmes, mais sur une prothèse non moins lisible.
On se trouve au Cap en compagnie de Katya, une jeune femme androgyne, geste franc, parole drue, allure délibérément virile. Une fille de tempérament dont le cran n'est, semble-t-il, jamais pris en défaut. Katya exerce un métier insolite : elle dirige une entreprise de "dératisation-désinsectisation". Mais elle agit sur un mode très personnel : plutôt que d'exterminer, elle veille farouchement à préserver et s'emploie à "délocaliser". Elle administre et régente tout un royaume grouillant et rampant et sa vie, barricadée, murée dans une austère solitude, se résume aux épineuses équipées qu'elle multiplie. On comprend vite qu'il existe une corrélation paradoxale entre la lutte farouche que mène Katya et son père. Et l'enfance, tuméfiée et massacrée. Katya vit dans une maison qui se fissure et figure sa vie intime délabrée. Mais voici qu'elle est engagée par un riche propriétaire, un dénommé Mr Brandt, pour assainir "Ninive", un étrange et luxueux domaine en construction. Et voici que, sur ces lieux, le redoutable père reparaît. Tout ressurgit alors et on assiste à un trouble face à face qui relève à la fois du défi, de la féroce rivalité, de la corrida aux passes acrobatiques, mais dont l'enjeu n'est pas tant la mise à mort que l'apprivoisement mutuel.
Il y a aussi Alma, la sœur aînée de Katya, experte en volatilisations, en disparitions prestidigitatrices. Alma toute de clair-obscur, de transparences ouatées, aussi féminine, délicate et rouée que Katya ne l'est pas. Alma, personnage, à l'égal de Katya, complexe et fascinant, la peau pareillement crevée mais qui a érigé d'autres défenses.
Pour autant, le récit n'a rien de sinistre ou de larmoyant : il est au contraire, enlevé, allègre, ponctué de traits d'humour. Et il y a aussi Toby, neveu de Katya, adolescent sensible et qui, bien que nonchalant, la seconde efficacement. Et avec qui elle entretient une belle relation, probe et nette. Il y a un vagabond décavé et clairvoyant auquel Katya s'est attaché et qui s'attache à ses pas. Il y a Mr. Brandt avec qui Katya tisse une drôle d'entente, un rapport fait d'uppercuts et de désir rentré. Mr. Brandt qui fut autrefois grugé par le père. Et le père, violent, manipulateur, pervers mais qui n'est pas que ça...
L'angle d'attaque est, tout du long, insolite et on est sans cesse surpris, dérouté, et enchanté de l'être. L'écriture, à la fois sobre et émaillée d'inventives trouvailles, est étrangement poétique et jubilatoire. Et ce texte singulier qui réussit le tour de force d'être ensemble frontal et sinueux, est aussi un hymne à la vie tenu par une subtile tension érotique et gorgé de jubilante sensualité.
De la littérature,
enfin, de la vraie !
BH 06/14