Livres-Addict.fr

 AccueilLivres | Films | Expositions | Sites internet

Hubert Selby Jr. par Livres-Addict.fr 

 "Retour à Brooklyn" d'Hubert Selby Jr. (10/18)

selbybrooklynC'est un texte qui se referme sur vous comme un piège. Une bombe à retardement mais dont les effets ravageurs se font sentir tout de suite tant ils remplissent et intoxiquent l'atmosphère. C'est la réduction progressive des possibles la strangulation des espoirs à l'oeuvre même au coeur de l'apparente expansion. C'est un mélange explosif d'empathie et de cruauté. C'est une éblouissante réussite.

Avec une rare dextérité l'auteur nous plonge dans les affres de gens simples, des ingénus, des ignorants abusés par leur crédulité, victimes de leur inconséquence et de leur manque abyssal de discernement. Il colle de façon saisissante aux pensées les plus pointues, comme aux préoccupations les plus tenues de ses personnages.

C'est une tragédie des bas-fonds magistralement orchestrée. Le roman décrit une courbe qui prend son essor, atteint son point asymptotique avant de décliner inexorablement. Les deux parties sont parfaitement équilibrées, construites avec une rigueur admirable et cependant tout s'enchaîne de manière organique : pas de trace de labeur, rien de besogneux ni de poussif, pas d'étayage visible.

On suit les trajectoires parallèles, rarement convergentes, d'une mère et de son fils. Sara est une juive vieillissante qui végète dans une banlieue misérable. Elle est veuve, esseulée et tous ses espoirs se reportent sur son fils unique, Harry, un jean-foutre qui vit d'expédients, ne songe que très occasionnellement à lui rendre et pour qui elle rêve d'une vie idyllique : un gentil petit travail qui rapporte bien et une gentille petite jeune femme juive qui assure la propagation de la lignée et la sacre grand-mère. En attendant, elle s'abrutit devant la télé et quand elle sort, c'est pour aller palabrer avec les rombières du quartier, des matrones pas plus éclairées qu'elle. Elle traîne sa misère et exhale ses jérémiades jusqu'à ce qu'un beau jour le miracle se produise : elle reçoit un appel d'une mystérieuse émanation masculine de la télévision qui, voix exaltée, formules flatteuses et engageantes, lui apprend qu'elle a été sélectionnée pour participer en direct à une émission et qu'elle recevra bientôt, par courrier, instruction précises et explications détaillées.

Désormais Sara sait pourquoi elle se lève le matin. Elle est exagérément corpulente, il lui faut maigrir pour se montrer digne de l'honneur qui lui est fait. Elle veut entrer dans une mythique robe rouge et y assortir sa coiffure, ce qui mérite des séances répétées chez son amie Ada, coiffeuse de son état. Maigrir soutenue par sa seule et défaillante volonté s'avérant trop ardu, elle a recours aux services d'un médecin charlatan qui, en guise de traitement, lui prescrit des amphétamines. Et le processus est amorcé, Sara est engagée dans la spirale transfiguratrice. Sara n'a plus faim; elle perd du poids, elle fond même, son corps se moule aux proportions de la robe rouge, vestige de sa pimpante et sémillante jeunesse. Sa vie est scandée par le passage du facteur porteur putatif de la Bonne Nouvelle et par ses apparitions paradantes en robe rouge dans le cercle des rombières frétillantes dont elle est devenue la vedette depuis qu'elle a été désignée, par élection suprême, pour entrer dans le divin tube cathodique. Ce qui est saisissant, c'est la manière dont l'auteur instille, au sein de l'apparente immutabilité (l'attente fébrile, le passage du courrier, les conjectures, la relance de l'espoir, l'absorption des pilules colorées, l'exhibition devant les douairières ébaubies), les signes de plus en plus patents de la corruption, du retournement funeste.

Les épisodes consacrés à Sara alternent avec ceux qui s'attachent à son fils Harry. C'est "grandeur et décadence" dans un autre registre bien que sou une forme apparentée. Harry et son acolyte Tyrone dégottent un boulot de nuit qui nécessite d'être bien éveillé et en bonne forme physique. Ils veulent cumuler les avantages, faire un maximum de bénéfices en un minimum de temps. Pour accroître leurs performances, ils prennent quelques remontants musclés qui effacent les effets de la fatigue et leur permettent d'accomplir des prouesses. Forts de cette expérience, ils se lancent dans le trafic de drogue. Le but avoué est de se constituer rapidement un bon pactole, et, une fois à l'abri du besoin, de mener grande vie sur les îles ensoleillées avec filles ad hoc. Ce à quoi aspirent Harry et Tyrone, c'est aux gratifications immédiates et la drogue leur paraît le médiateur le plus efficace. Au début et pendant un temps assez long, tout fonctionne impeccablement; l'argent afflue et, comble de félicité, Harry trouve l'amour assorti d'une sexualité explosive en la personne de Marion, une ravissante brune, intelligente, cultivée et même férue de psychanalyse. Tyrone, quant à lui, trouve son bonheur auprès de la belle Alice. Cependant, les deux larrons ne savent pas s'arrêter, ils ne se contentent  pas d'amasser l'argent que leur rapporte la vente de produits illicites, ils se mettent à consommer les drogues qu'ils écoulent. Et c'est l'engrenage qui les prend puis les broie, la dégringolade pernicieuse car progressive.

Les phrases sont brèves, précises, percutantes. Elles épousent au plus près les sinuosités, les variations des paysages mentaux. Même les indécisions, les pensées vagues et incertaines sont épinglées avec rigueur. Le style est pulsionnel, saccadé et cependant méticuleux, le lecteur est bombardé d'impressions et d'émotions qui se caramboles, plus violentes les unes que les autres. C'est un état des lieux d'une précision démoniaque, détaillé jusqu'à l'épouvante. C'est sordide et pourtant exaltant car d'une étourdissante virtuosité.

Et dans cet enfer glauque, il y a de la beauté, à foison, l'écriture, décapante en sécrète à chaque page tant tout est criant de vérité. C'est d'une crudité et d'une férocité absolues mais l'auteur est tout amour pour ses personnages si bien qu'on s'attache à ces gueules cassées et que le coeur se tord à suivre leur parcours sinistré.

Hubert Selby Junior est un grand qui écrit au ras de l'abîme, qui va à l'os.

BH 10/07

   © Livres-Addict.fr - Tous droits réservés                                                                                                          | Accueil | Contact |