Livres-Addict.fr

 AccueilLivres | Films | Expositions | Sites internet

 Jacques Serena par Livres-Addict.fr 

"Basse ville" de Jacques Serena (Minuit)

image_basse_villeC'est un texte bancal et branque. A l'image des personnages plus que cabossés, erratiques, qui semblent évoluer dans un no man's land, projection de leur esprit post-apocalyptique où n'ont plus cours aucun des repères normés qui jalonnent la vie béquillée du commun des mortels.

Deux paroles lèvent et se déploient en deux monologues alternatifs. On ne sait pas bien d'où venues ni vers quoi dirigées ni non plus dans quel milieu elles évoluent. On ne sait que le climat, que l'atmosphère qui se précise par petites touches dégringolées.

On ne dispose, pour toute information, que des prénoms : Glise et Dany. Deux êtres dont les trajectoires se percutent, se télescopent et dont on comprend très vite qu'ils sont des déshérités, qu'ils font partie de ceux que Duras nommait les "déclassés". Ce sont, semble-t-il, quelque chose comme des saltimbanques dont plus personne ne convoite les acrobaties et les tours de piste.

Ce qui se déroule peu à peu, au fil des boucles verbales, c'est ce qu'est vivre dans les soubassements de la vie. Comment on fait pour s'arranger, pour pactiser avec le manque et la peur de tout. Les accommodements forcés avec le pire. Avec les "frappes", par exemple, qui toujours menacent. Avec la vie perpétuellement désargentée et dédorée. Et Jacques Serena entonne la complainte des mal dotés, des mal famés mais sans jamais rien de démonstratif ou même de désigné. Au contraire, tout couve et fusionne secrétement dans les replis du texte et il faut tendre l'oreille au sein de cette arborescence hypnotique pour être bien sûr de ce qu'on entend.

Ce qui se dégage aussi, ce sont  les émotions qui frappent nos deux zigues. Les coups assenés par le dehors du monde et les brusques submersions suscitées par l'étrange relation, hagarde et violente, qui unit Glise à Dany.

Oui, il y a des sommets d'émotion embusqués sous les gravats d'un quotidien dénué, crasseux, par force un peu crapuleux et encombré de ferraille.

Ces deux-là se cherchent, se cognent, s'aiment à leur manière presque fantômale et impénétrable pour le lecteur abasourdi par cette absolue étrangeté. Ils s'aiment d'un amour qui éclate et culmine dans les failles du texte, dans le désemparement et les larmes surgies. Les gestes que Dany et Glise posent, ceux qu'ils s'adressent et échangent comme autant de signaux éperdus, sont des énigmes tremblantes des ondes vibratoires qui déchirent la tourbe, l'obscur dédale glaiseux dans lequel ils évoluent. Tout cela, pris dans les gorges, les noirs abîmes, tient, rayonne, scintille et surplombe par la grâce des phrases de Serena, tout en arabesques entêtantes. 

On ne sait rien mais on est plongé au coeur du mystère. On ne sait rien mais on sent tout et c'est comme si l'auteur nous offrait, sublime et dispendieux tout du long, un accès direct à l'inconscient.

Et l'auteur est à ce point doué qu'il réussit le tour de force suivant : à la fin (et à l'extrême fin seulement), on s'avise, percuté, hébété, qu'on ne sait rien du sexe de Glise, aucun indice, pas le moindre, n'a été fourni et on s'aperçoit aussi, dans un étonnement grandissant, combien cela ne pèse rien. D'ignorer. Combien, au contraire, cela allège et transcende.

Et bien sûr, il importe de signaler l'humour qui fait vibrer le texte et qui est de même teneur qu'un sanglot réprimé, cet humour propre à Jacques Serena incisif, incongru, proche du désespoir et qui désamorce, en même temps, tout esprit de sérieux. Ces saillies inattendues qui pointent dans la coudée d'une phrase, cet humour, au sens plénier, décapant ravageur...

Un texte rare à redécouvrir.

Une longue envoûtante, à nulle autre pareille.

Un auteur à louanger sans mesure.

BH 08/10

"Plus rien dire sans toi" de Jacques Serena (Minuit)

image_serenaOn ne sait pas où on est. Catapulté sans préambule dans la tête d'un type. Un type qui déraille. Mais qui déraille avec une froide lucidité. A la fois collé à son délire et distinct, détaché, observant, démontant et trafiquant ses propres circuits avec une passion fanatique. Oui, on se trouve dans un observatoire, un laboratoire psychique et verbal, témoin privilègié d'une folie organisée - autant qu'organique - dont le processus est méticuleusement restitué.

Le narrateur s'adresse à sa compagne (laquelle est ailleurs, quelque part dans l'inachevé), il lui parle depuis son lieu de travail. Or, il exerce un emploi tout à fait singulier : il est l'homme de main, le page, le sigisbée voire le giton de celle qu'il nomme la "great Lady" (avatar aisément identifiable de la chanteuse Nico), star d'un âge canonique, beauté momifiée qui vit confinée dans un appartement luxueux, entourée d'une louche assemblée de coutisans rapaces, veules et flagorneurs. Notre homme a accepté cette fonction pour renflouer ses très basses fiances et dans l'espoir de reconquérir, une fois remis à flot, sa compagne que des circonstances contraires lui ont ravi.

A l'aimée lointaine, il raconte les péripéties qui rythment sa vie recluse auprès de la great lady : le toilettage, les dialogues (lesquels se résument souvent à des monologues de la diva que notre homme recueille dévotieusement), les crises d'éternuement rhédibitoires de l'étoile, son effrénée consommation cannabique, les séminaires ineptes organisés par les tocards qui vivent, vampiriques, parasitaires, dans le sillage auratique de la star ...

image_serenaCes évocations, qui versent plus ou moins dans l'extravagance, l'incongruité voire la truculence déjantée, alternent avec d'autres périodes dévolues à tout autre chose : notre narrateur reprend, retisse, retricote indéfiniment le même motif, à savoir la trahison présumée de sa compagne dans des circonstances très précises. Sans relâche, il rumine, rabâche, ressasse la même scène qui revêt peu à peu des allures fantasmagoriques voire mythiques. Il s'est retrouvé un beau jour dans une sorte de "comices agricoles" flaubertienne revisitée et, au cours de cette délicate manifestation, l'aimée prise d'une impulsion soudaine, mue par d'inscrutables motifs, a foncé à la table voisine, où non contente de s'asseoir sur les genoux d'un obscur clampin, elle est allée (comble de l'horreur, de l'effraction, de la violation d'intimité et de l'exhibition putassière aux yeux du narrateur) jusqu'à manger des spagetti dans son assiette. Alléguant ensuite qu'il s'agissait d'un stratagème, d'une sorte d'électrochoc destiné au narrateur, signal ultime à lui adressé et censé le vivifier car il végétait à l'époque dans un état oscillant entre le cataleptique et le comateux. L'homme bafoué se repasse cet épisode en boucle, prenant soin, chaque fois, d'ajouter un nouveau détail cuisant et mortifiant. Et à chaque fois qu'il élabore et peaufine une nouvelle version, il s'emploie à justifier ses propres  manquements mais il s'applique aussi à charger un peu plus sa compagne.

On a affaire à une mécanique infernale qui s'emballe de façon exponentielle.

Monologue obsessionnel, autistique, solipsisme, fixation et jalousie pathologiques, système forclos, on est pris, à force, de vertige et de suffocation. Si "Dieu gît dans les détails", l'enfer aussi chez Serena qui s'attache à de l'infime infiniment signifiant et doté d'une atomique puissance dissolvante.

Et bien qu'il vive en état de détention chez la "great Lady", les passages qu'il lui consacre constitutent une respiration. D'autant, qu'en regard des éléments sordides attachés à sa compagne, la "great Lady" lui inspire quelques stances inspirées, touchées par la grâce, voire amoureuses.

Car l'amour et l'élévation (étrange, paradoxale mais bien réelle) ne se trouvent pas là où on les attendrait et la "great Lady" réserve bien des surprises à notre narrateur. Le tout est conté dans une langue des plus singulières, langue syncopale, heurtée, bousculée, haletante, faite de saccades, d'apocopes, d'ellipses, de retournements subits. Langue triturée, torturée, sarclée, désarticulée, mélange de verve populaire et de sophistication extrême. Le ressassement est sans fin, la détresse est nue, la langue nous ferre mais le texte s'allège par moments, traversé par des éclairs d'humour grinçant.

Une oeuvre à part, à découvrir, une véritable création.

BH 01/09

Retrouvez également l'interview de Jacques Serena par Bénédicte Heim sur le podcast des Contrebandiers éditeurs.
Permière partie

Seconde partie


   © Livres-Addict.fr - Tous droits réservés                                                                                                          | Accueil | Contact |