Livres-Addict.fr
Michel Suffran par Livres-Addict.fr
"Le lieu le plus obscur" de Michel Suffran (Maurice Nadeau)
Voici un roman
débusqué
chez un bouquiniste et qu'il fait bon dépoussiérer. Publié en 1982 chez
Maurice Nadeau, ce livre est un kaléidoscope de scènes à la fois
tranchées et glissantes qui s'entrechoquent, s'additionnent, se
contredisent, avancent en boitant puis se propulsent au loin. Ces
fragments nous troublent, nous égarent mais pour mieux nous recentrer
sur une urgence, une évidence cruciale : quitter l'enfance, de corps et
d'âme, est une perdition sans retour.
Nous sommes plongés dans un monde crépusculaire, un village pétrifié autour duquel une guerre indéterminée fait rage. Afin d'assurer sa survie, le narrateur a semble-t-il été confié par ses parents à son oncle, un homme taciturne qui l'élève, secondé par Emilie, une servante tout aussi peu diserte.
Très vite, le jeune garçon se rend compte qu'il règne dans le village, par le fait des adultes qui l'entretiennent, une conspiration du silence. Une peur diffuse, un secret partout disséminé, partout résurgent, alourdissent l'atmosphère. Le narrateur, aiguillonné par ce mystère, se met en tête de l'élucider. Et curieusement, à peine a-t-il émis ce désir que les signes affluent, les êtres viennent à lui, porteurs d'une bribe de sens ou d'énigmes supplémentaires et cela sans qu'il ait besoin de les solliciter. Ainsi du "Mongol", un camarade de classe, passeur de messages indéchiffrables, qui va lui ouvrir le chemin et lui fournir quelques indices. De même surgira un certain M. Loiseleur, homme trouble à l'allure fourbe, aux manières cauteleuses qui prétend détenir une vérité et profère des phases aussi sibyllines qu'inquiétantes. Mais le principal surgissement, c'est celui de Samantha, adolescente qui tient du mythe, de l'apparition, de l'hybride et dont le pouvoir de fascination fera basculer la vie du narrateur à jamais aimanté par elle.
Qui est réellement Samantha évoquée avec une profonde révérence et un effroi secret ? Est-ce l'héroïne d'une forme sauvage de résistance ? Est-elle Sarah la sombre, la retenue ou Amanda la solaire, l'intrépide, les deux filles jumelles de M. Audley, le directeur d'école ? S'agit-il d'un improbable mixte entre les deux jeunes filles à la silhouette effilée, aux gestes d'oiseau ? Qui l'a réellement vue? Touchée ? Est-ce son portrait que représente le daguerréotype qui échoit au narrateur par l'entremise du "Mongol" ? Et pourquoi, sur cette image, l'adolescente parait-elle si lointaine, aspirée par un ailleurs voire un temps révolu ?
Et quel est-ce lieu situé aux confins du village, appelé les "maisons brûlées", prétendument un champ de ruines et dont l'évocation même, source de terreur, est censurée par les adultes ?
Le récit avance, le mystère va s'épaississant. Malgré les mises en gardes répétées, le narrateur, ensorcelé par Sarah, Amanda ou Samantha, prendra tous les risques pour "passer de l'autre côté" et entrer en contact avec ce monde d'envoûtements dont on lui interdit l'accès.
C'est un récit qui se tient aux lissières du fantastique sans jamais y basculer franchement et c'est de cette indécision qu'il tire son charme et sa force de fascination. Mais c'est aussi une fable, une parabole sur les ressources illimitées de l'enfance et sur les mornes fixités auxquelles nous condamne l'accession à l'âge adulte.
Franchir la ligne défendue, c'est peut-être mourir mais c'est mourir d'éperdu, d'incandescence, d'enfance irréductible.
Refuser et craindre le franchissement, c'est devenir un mort-vivant, autrement dit un adulte.
BH 12/07