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Antonio Ungar par Livres-Addict.fr
"Les oreilles du loup" d'Antonio Ungar (Les Allusifs)
C'est une voix frêle et
penchée mais aussi fraîche et claire. C'est un petit, tout petit garçon
(il a cinq ans au début du récit, sept à la fin) qui fait
l'apprentissage de la sauvagerie du monde.
Il vit entouré de sa mère et de sa petite soeur, laquelle, à ses yeux, relève du miracle : maigre, nerveuse, agile, souple, gracieuse et farouche, elle a tout d'un chat sans en être un et cela ne laisse pas d'émerveiller notre jeune poète. Car ce petit bonhomme appréhende le monde en voyant, en artiste-né : il n'en retient que les vifs éclats, les scintillements, les percées térébrantes, il voit tout transversalement et nous initie à sa perception oblique.
Le père s'en étant allé avec une dame "aux cheveux couleur caca", ils en sont réduits, sa mère, sa soeur et lui, à pérégriner à travers le Chili au gré des havres de fortune qui leur sont offerts. Ils errent entre la savane et la jungle, goûtent aux traîtres séductions de la grande ville, aux âpretés glanées sur le plateau de la cordillère des Andes ... Et notre miniscule narrateur enregistre tout et restitue des joyaux, des éclats perceptifs en forme de diamants bruts.
Le récit est divisé en deux parties "Jours sombres" et "Jours clairs". Les "Jours sombres" rendent compte de l'absence du père qui troue le monde, de la pauvreté endémique de notre trio, du goulot d'étranglement qu'est l'école, milieu dans lequel le petit narrateur se découvre non soluble et acculé, pour défendre à la fois sa soeur et sa singularité, à une férocité sanglante et à un vandalisme ravageur qui se solderont par son exclusion définitive.
Il y a aussi la cruauté et le mépris d'une grand-mère peu amène, les larmes, les cris et l'épuisement de la mère qui marche de plus en plus courbée sous le poids des choses qui entravent et des choses qui manquent, la mère que l'enfant voit ployer sous l'impact des paroles blessantes cependant que la petite soeur adorée se réfugie dans la maladie.
Les "Jours clairs" s'ouvrent sur une rencontre miraculeuse : l'enfant découvre Aldana, membre de sa parentèle, jeune fille âgée de dix-neuf ans qu'il décrit : "très mince, avec de petits seins et une coiffure afro blonde qui fournit une ombre généreuse à deux sièges de car [...] Elle est tout entière une invitation à s'endormir sur ses jambes". Avec Aldana, l'enfant fait connaissance avec l'éblouissement et l'extase amoureuse. Il ne se lasse pas de l'observer, de la traduire en mots, il s'ensorcelle de tout ce qu'elle dégage. Apparaît aussi, à intervalles réguliers, un gros homme magnanime qui semble faire grand cas de la mère et dans le voisinage de qui la vie redevient riante. Plus tard encore, l'enfant est initié à l'art de danser sa vie par deux femmes moins éclatantes qu'Aldana mais non moins généreuses et il passera plusieurs jours, dont l'un consacré à un voyage initiatique, avec un épatant grand-père hédoniste.
Lorsque la peur ou le chagrin l'étreignent, l'enfant se transforme instantanément en tigre et sa force féline lui permet de repousser les forces ténébreuses.
A la fin, à la faveur d'une représentation théâtrale, il est affublé d'oreilles de loup et c'est en tombant, par force, le masque qu'il se réappropriera son identité, son entièreté de simple enfant, dégagé désormais de l'obligation d'être une bête.
Le récit est troué, syncopé comme la vie de l'enfant, les phrases sont un tissage de sensations brutes, d'arcs et de fléchages vibrants. Le regard est d'une virginité saisissant, entaché par aucune macule issue du monde adulte et si le ton paraît étrangement détaché, il crée, à force d'observations pénétrantes et non convenues (l'enfant pratique encore une langue pure de tout poncif et il est naturellement chamane), une palpitation lyrique qui égale le texte à un pur poème.
BH 07/08