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Tarjei Vesaas par Livres-Addict.fr
"Les oiseaux" de Tarjei Vesaas (Plein Chant)
Il s'appelle Mathis mais
on
le surnomme "La Houppette". Il a 37 ans et une altérité qui dérange.
Parce que ses perceptions sont étranges et qu'il use d'un langage qui
lui est propre, on le considère comme un simple d'esprit dans le bourg
norvégien où il vit aux côtés de sa soeur Hege la sage.
Hege, si sensée, si bonne, si commune, tout le monde la plaint et loue son courage car elle tricote sans relâche, elle est condamnée à travailler dur pour entretenir son frère qui vagabonde, pour assurer leur subsistance à tous les deux. Hege tarabuste Mathis pour qu'il se fasse engager comme saisonnier mais lorsque d'aventure on lui offre un emploi, cela tourne mal presque invariablement. Ainsi au début du récit, un fermier propose à Mathis de l'aider à démarier les betteraves et bien que, pendant un temps, il mette toute son application à s'acquitter de sa tâche, il est très vite requis par autre chose : il travaille en compagnie d'un couple de jeunes amoureux et le spectacle de cet amour le fascine, l'émerveille au-delà du dicible. De même, les oiseaux qui traversent le ciel lui adressent des signes qu'il ne peut ignorer, signes autrement plus importants que le labeur imposé ...
Il faut dire qu'il existe une particulière contiguïté, une coalescence, presque une confusion de nature entre Mathis et les oiseaux. Un soir, une passée de bécasses se déplace juste au-dessus de leur maison, la maison d'Hege et de Mathis. Pour Mathis, il s'agit là d'un événement considérable, une révolution sans précédent qui nécessite qu'il tire sans attendre Hege de son sommeil en plein coeur de la nuit, laquelle Hege n'apprécie guère ce réveil brutal pas plus qu'elle ne mesure l'ampleur de ce qui est en train de se produire : une passée de bécasses a élu leur toit et lui, Mathis, a été désigné ! Mais cette élection ne soulève pas l'enthousiasme de Hege. Comment peut-elle se montrer aussi butée, obtuse alors qu'elle est en présence d'une révélation majeure et qu'elle est pour l'ordinaire si futée, "fine comme une lame" ? Car une des grandes préoccupations de Mathis est de parvenir à camoufler son étrangeté, à abuser, au moins pour un temps, les "futées", les "sages" afin qu'ils le croient des leurs. Les jours qui suivent la survenue des bécasses, le prodige se multiplie : Mathis découvre dans les chemins creux des lettres en langage d'oiseaux qui lui sont adressées. Quelle salutation ! Bien entendu il répond et sur le même mode, il reproduit le tracé délicat des pattes d'oiseaux. La félicité est à son comble. Hélas, à peu de temps de là, un chasseur, une brute, abat la bécasse qui lui était dédiée ...
Capteur d'étincelles, Mathis connaîtra d'autres illuminations. Traversant un jour le lac sur une barge endommagée, il prend l'eau de partout, écope frénétiquement mais manque de se noyer et s'échoue in extremis sur une île providentielle. Là viennent accoster deux jeunes filles, Anna et Inger qui se montrent envers lui d'une aménité et d'une bienveillance exceptionnelles. Bien qu'elles fassent partie des "sages", elles font preuve d'une rare compréhension, elles passent la journée auprès de Mathis, ils s'apprivoisent mutuellement et goûtent ensemble de simples et vives joies. Pour Mathis : nouvelle épiphanie. Au retour, ayant colmaté, rapetassé sa barque, Mathis tient à ce que les citoyens de sa bourgade puissent admirer son accostage aussi adroit que triomphal puisqu'il se trouve en si belle compagnie. Auréolé de ce prestige, il acquiert un temps un statut plus éclatant qui le doue d'une aisance et d'une assurance inédites. Ce qui cependant importe, plus que la gloire boiteuse qu'il retire de sa "conquête", c'est la trace flambante de cette expérience qui s'est incrustée en lui. Le paroxysme de cet après-midi béni tient en deux mots : "Anna et Inger". Lorsqu'il était en compagnie de leur présence, il lui suffisait de les nommer, de prononcer ce sésame "Anna et Inger" pour que tout s'illumine et qu'il atteigne un degré d'extase inégalé. Par la suite, les deux divines ne réapparaîtront pas mais la profération magique "Anna et Inger" restera pour Mathis talisman et viatique.
Instruite de cette aventure si encourageante, Hege conseille à Mathis de s'instituer passeur sur le lac, de briguer enfin un emploi stable. Ravi, Mathis s'exécute et dès le premier soir il fera traverser le lac à Jörgen un bûcheron égaré. Aucun autre passager ne se présentera plus, en revanche Jörgen s'installera à demeure chez Hege et Mathis et il se nouera entre Jörgen et Hege une relation qui précipitera Mathis dans la terreur de l'abandon de même qu'elle précipiter le drame ...
Ce n'est pas un roman, c'est un joyau (tout comme Château de glace" du même Vesaas, chef-d'oeuvre s'il en est, est un pur poème). L'auteur réussit ce tour de force de renverser l'ordre des choses ou plutôt de le rétablir. Le personnage fruste et limité, ce n'est pas Mathis, c'est sa soeur ainsi que tous les "sages", les futées" qui n'ont pas accès au langage des arbres et des oiseaux. Nous sommes d'emblée introduits dans la logique, toute de voies de traverse, de court-circuits, de fulgurances qui est celle de Mathis. Mathis est un voyant, il est l'innocent aux mains pleines, il vit dans "une forêt de symboles", dans le secret des dieux, dans la trame même du poème, ce sont les autres qui sont dénués de tout.
Vesaas parvient magnifiquement à rendre sensible le rapport complexe et enchanté de Mathis au langage. Pour lui tout fait sens à un degré supérieur et les autres (au premier rang desquels sa soeur) "ne comprennent pas". Cette mécompréhension vaut à Mathis de cuisantes déconvenues. Et cependant il est conscient que les autres ne "peuvent pas comprendre".
Mathis est la figure même du Poète, il est l'Albatros et "ses ailes de géant l'empêchent de marcher" - Lisez, c'est merveilleux, c'est poignant, c'est sublime.
BH 09/07