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Sue Woolfe par Livres-Addict.fr

"Ici et à jamais" de Sue Woolfe (Phébus)

woolfeC'est l'histoire d'un ravage. D'une possession. D'un père et de sa fille mais funestement par le crime et par l'art. C'est une lutte à mort, un duel qui emporte tout. Le père donne la vie, donne l'art et les reprend dans le même mouvement.

Le père est peintre, assez renommé et autocrate redoutable. Au début, la fille qui est aussi la narratrice a également une mère : elle est douce, belle, talentueuse et entièrement assujettie. C'est une présence en creux, une estompe. Une éclipse de mère, créature exsangue que le père vampirise. Et pourtant, si effacée soit-elle, sa fille considère qu'elle dénote et détonne dans le paysage familiale; qu'elle fait obstruction entre elle et son père, elle souhaite secrètement sa mort si bien que lorsque le père, dans un accès de fureur, étrangle sa femme (il a appris qu'elle ambitionnait de le quitter, de reprendre sa liberté tellement cornée), la petite fille se construit toute une mythologie dans laquelle elle figure comme l'un des agents du meurtre. Le père passe en jugement mais comme il est un peintre célèbre, comme il appartient au patrimoine national, il est relaxé par le tribunal. Cette apparente immunité ajoute encore à l'aura du père, au trouble et à la confusion de la fille. Elle est d'ailleurs relayée par sa tante, la soeur du père qui l'élève dans le culte de l'artiste, escamotant soigneusement sa folie meurtrière.

Au tour de la narratrice, l'étau se resserre : dans le bourg où elle grandit, elle est frappée d'opprobre, publiquement désignée comme la fille de l'assassinée (plus rarement du criminel, le peintre continuant de bénéficier, à cause de son art, d'une inexplicable impunité) et cette mise au ban, cette proscription partout marquée renforcent encore les liens pernicieux qui l'unissent à son père. L'artiste se soucie d'elle par accès fantasques et imprévisibles. En guise d'éducation, elle reçoit des coups et une initiation forcée autant que forcenée à la peinture. Le père est tout entier de violence et de haine. Inattaquable. Invincible. Parfois d'infimes fêlures apparaissent, des défaillances, défauts dans la cuirasse que la fille note avec stupeur mais ces fléchissements correspondent moins, pour l'artiste, à un afflux d'humanité qu'à la perte de sa souveraineté.

Tour à tour servante, disciple et exutoire de ses accès de violence, la narratrice vit, à l'égard du père, seigneur et maître, dans la sujétion la plus complète. De brèves poussées de révolte la prennent qui se manifestent par le vol de tubes de peinture qu'elle entrepose dans des caches secrètes. Pendant des années, le tête à tête père-fille se poursuit. L'ostracisme subi se mue en autarcie, en insularité choisie. Jusqu'au jour où le boucher chez qui elle s'approvisionne transmet à la narratrice un message émanant de l'instituteur. Lequel est tombé sous le charme de la jeune fille à l'occasion de l'une de ses furtives apparitions dans le dehors du monde. Une relation se noue entre l'érudit instituteur et la narratrice. Relation étrange, bancale car elle ne se livre pas entière (comment le pourrait-elle, broyée qu'elle est par la poigne paternelle ?) et exige de son amant qu'il la manipule avec violence. Néanmoins, ils pousseront la tentative jusqu'au mariage. Mais pas au-delà car le père reprend ses droits, Tim l'instituteur n'est pas de taille face à lui et surtout la fille n'est pas disposée à se dégager de l'étau devenu son mode d'être au monde.

Ayant réintégré la demeure paternelle, elle devient le nègre de son père frappé d'impuissance créatrice. L'absorption semble complète, la confiscation de la vie ne peut aller plus loin. Une vie de confinement et de sacrifice ? Partout la révolte gronde et la tentation de se réapproprier son art : la narratrice se met à peindre pour son propre compte sur les surfaces cachées de la maison (la face interne des meubles notamment). Animal asphyxié en quête d'un souffle d'air...

Deux voix alternent : celle de la fille telle qu'elle s'est développée sous le règne paternel et celle de l'artiste (émancipée ?) qui commente à l'usage du public d'immenses autoportraits en forme de fresques lesquelles restituent des épisodes-phare de sa singulière existence. Les deux voix sont au présent, saisissantes de force, de présence précisément ce qui ajoute au trouble. Le style est prodigieux : tout de saccades, d'instantanés percutants, de phrases jetées et comme trouées à l'acide, d'axiomes ou d'aphorismes énigmatiques qui revêtent des accents prophétiques ... Une grande réussite !

BH 04/08

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