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Yasmine Char par Livres-Addict.fr
"Le palais des autres jours" de Yasmine Char (Gallimard)
C'est
un récit d'arrachement écrit à l'arraché. Un texte écrit sur le
tranchant d'une fracture multiple. Un texte sur les ruptures et dégâts
collatéraux. Les ruptures causées par l'élan impétueux, l'impérieux
désir de fuite qui anime deux corps bouillonnant d'une jeunesse pas
encore
domptée ni matraquée. Et puis les ruptures qui adviennent sans qu'on
veuille, à contretemps, à contre-courant des désirs essentiels.
Celle qui parle et donne la tonalité, fiévreuse et enragée du texte, c'est Lila, 18 ans de vie ingouvernable dans les veines et un entêtement irréductible en guise de viatique et de ligne de conduite.
Lila vit depuis toujours une existence dédoublée car gémellaire : elle va accrue de Fadi, son jumeau, solaire et adoré. Mais c'est aussi une vie ambivalente, trouble et troublée car Lila est née au Liban, d'une mère française dès longtemps en allée et d'un père libanais.
Ce texte est aussi placé sous le signe de l'exil et d'exils multipliés. Car, bien avant de connaître le déracinement effectif, Lila et Fadi ont longuement goûté l'exil intérieur, coupés qu'ils étaient de la source originelle, de la mère évaporée en plein coeur de leur enfance désormais tronquée. Car ils ont grandi sous l'égide d'un père alcoolique et dévasté et d'un oncle buté et tyrannique.
Aussi, à peine la majorité légale atteinte, mettent-ils à exécution le dessein qui, depuis des années les agite et fait bouillir leur sang : une expédition non pas punitive mais réparatrice vers la France où ils entendent rejoindre leur mère, renouer avec elle et, surtout l'arracher à sa présumée et insoutenable indifférence. Ladite mère, élégante et factice, flanquée d'un compagnon fantoche, les accueille en province et feint un temps qu'entre eux des accordailles, des harmoniques sont possibles. Mais l'illusion fait long feu, la façade scintillante et lustrée se fissure et voilà nos jumeaux, grevés d'une nouvelle expulsion, lancés à l'assaut de la capitale.
Mais c'est à Paris que les véritables ennuis commencent car c'est à Paris que le tandem, jusqu'alors indéfectible, implose.
A Paris les différences entre les jumeaux qui, au Liban, étaient des complémentarités, se font disparités, divergences bientôt inconciliables.
L'un et l'autre, ils peinent à trouver leurs marques mais ils adoptent des tactiques opposées. Si Lila s'évertue à s'encastrer, à creuser les interstices susceptibles de l'accueillir, Fadi, lui, creuse la faille, accuse les frictions, resserre le noeud de conflit et va plus que jamais dans le sens de l'expulsion.
Lila veut étudier, s'immerger, Fadi veut combattre, pulvériser. Pour l'une, ce sera l'université, pour l'autre, l'armée.
Tous deux se trouvent d'insolites alliés. Lila aimante Yvan, bel étudiant qui la courtise outrageusement et se mue très vite en amoureux transi et même tout à fait éperdu. Mais la jeune fille, toujours captive du sortilège gémellaire (variante originelle de l'amour fou) ne peut s'abandonner à cette passion. Elle trouve cependant un vrai refuge en Nour, libanaise et tenancière d'une boutique dont la fille a été enlevée et qui élit en Lila un idéal enfant substitutif.
Et puis Fadi, un temps évanoui, ressurgit. Seulement il n'est plus la moitié scintillante du couple gémellaire : il s'est redoublé ailleurs, accru d'un "ami", libanais lui aussi, magnétique et louche, animé d'intentions troubles et étrangement connexes avec les vagues d'attentats terroristes qui secouent la France des années 90.
A partir de là, le drame se précipite et Lila devra, pour survivre, se résoudre à une mutation radicale. Consentir à l'absolue, l'impensable dépossession pour prendre enfin possession d'elle-même. Le récit se fait alors radioscopie, minutieuse et décapante, du délitement d'un amour qui, fondé sur l'éternité et l'inextricabilité du sang, prétendait à l'immortalité.
Un texte, comme une fouettée d'orties, qui cingle et qui brûle.
BH 04/12