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 Maylis de Kerangal par Livres-Addict.fr 

"Corniche Kennedy" de Maylis de Kerangal (Verticales)

corniche_imageC'est un livre dont les phrases claquent comme des coups de fouet. Un récit mené à fond de train, à plein régime, à bride abattue. Un texte sous haute tension dont le voltage , la forte charge électrique jamais ne fléchit.

C'est un texte qui braque sa lumière sur les corps, les projette en avant, les saisit dans leurs danses pulsionnelles, leurs transes voltigeuses. Ce sont les corps marqués par les outrances et outrecuidances adolscentes ou par les stigmates et déglingues d'une vie cahotée. Nous sommes à Marseille, en plein coeur d'un été rutilant. Tout scintille : la mer, les corps, les promesses de l'aube. Les corps, ce sont ceux d'une bande d'adolescents rompus au saut de l'ange. Ils se rassemblent tous les après-midi "Corniche Kennedy" et de leur corps ils font l'instrument d'un défi journalier : ils le jettent là, à pic, alors que et parce que, bien entendu, c'est strictement interdit. En contrepoint de ces corps maigres, élancés, nerveux, voltigeurs, qui se déploient en grappes, apparaît un  corps seul, massif, boursouflé, alourdi par l'alcool et le chagrin. C'est celui de Sylvestre Opéra, inspecteur de police de son état, affecté à la surveillance de la corniche et dont l'office consiste à epingler les plongueurs impénitents. Avec ses jumelles, il espionne les garnements parce qu'on lui a enjoint de le faire mais aussi parce qu'il est sous l'empire d'une fascination qui déborde ce qui ressortit au zèle professionnel.

Il est pugnace mais aussi cassé, Sylvestre Opéra. Il est hanté par le cadavre torturé d'une jeune femme dont il a traqué l'assassin pendant des années. Il est hanté par Tania, une prostitué russe qui ressuscita à  ses yeux la jeune morte et qui s'est mystérieusement évaporée.

 Que cherche-t-il, que trouve-t-il chez ces têtes brûleés de la corniche ?

Il se fait témoin et transcripteur de la dramaturgie  complexe qui se déploie sous ses yeux. A travers les bonds, les voltes, les figures acrobatiques des corps intrépides qui s'éprouvent dans le risque, se mesurent au vide, à la vitesse, au vertige, il détecte les lignes de force, les champs magnétiques, les rapports de pouvoir, les noeuds de fièvre et les points névralgiques qui déterminent les chorégraphies de la petite bande. Quelques figures se détachent, les autres demeureront interchangeables, plongés dans l'anonymat.

Il y a d'abord Eddy, dit le "bégé", le "beau gosse", que son ascendant naturel sur les autres a élevé au rang de caïd. C'est lui qui décrète, tranche, légifère. Et puis il y a Mario le plus jeune, 13 ans à peine, à priori trop jeune mais armé, pour s'intégrer à la troupe, d'une détermination sans faille. Mario le pouilleux, le crasseux, l'enfant désaffecté, l'enfant en déshérence, quasi orphelin, quasi SDF, maigre comme un coup de trique mais qui se rehausse et se transcende à travers les sauts les plus périlleux qui soient. Les autres sont des silhouettes, les autres sont une compacité, ils font masse, ils font nombre, ils humilient la solitude de Sylvestre Opéra. Et un beau jour, au milieu de cette palanquée, de ce phalanstère de garçons, débarque une fille. C'est une fille descendue des hauteurs de la ville, une fille de la haute, pourvue d'une mère cinématographique et parfumée et d'une villa avec piscine. C'est Suzanne ("Ah ouais, tu t'appelles genre ma grand-mère!" assène Eddie), courtes boucles blondes, visage irrégulier et séduisant, corps élancé et athlétique. Elle vient pour se mêler, pour s'encanailler peut-être, mais surout pour se soumettre au vertige de la chute libre. Les gars renâclent avant de l'admettre dans leur cénacle au terme d'une série d'épreuves. Avec son irruption, la mécanique garçonnière se grippe. Elle apporte le déséquilibre, elle sème le trouble. La percussion garçon-fille, luxe-dénuement produit des étincelles et Sylvestre Opéra se frotte les mains. Le frottement des mondes, la friction des corps se font de plus en plus précis, brûlants, dangereux. On assistera même à une collusion fortuite entre Sylvestre et Mario le sans-père et la connivence qui en résultera précipitera l'issue fatale.

Sylvestre, quant à lui, déroule en surimpression, en filigrane, les épisodes de sa vie cabossée cependant que les adolescents orfèvrent leur essor, peaufinent l'explosivité de leur saut et l'on ne sait s'il assouvit à travers eux une vengeance ou s'ils incarnent sa fragile rédemption.

Le verbe des mômes est coloré, tonique, tout de verve et d'uppercuts. Le style du roman est à l'image des corps, cru, rapide, véloce, saccadé, belliqueux, convulsif, vorace. 

C'est une écriture trempée dans les rapides, une écriture sous électrochocs et le récit qui en résulte est hautement recommandable.

BH 02/09

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