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  Juan Gutiérrez par Livres-Addict.fr 

"Trilogie sale de la Havane" de Pedro Juan Gutiérrez (10/18)

image_havaneVous qui entrez ici, abandonnez toute velléité de raffinement. Ici, c'est du cru, du pulsant, du pulsionnel absolu. Ici le corps est roi, d'une royauté déchue, il se commet avec l'ordure, l'abjection, il n'écoute que ses humeurs, ses appétits, il a de constants démêlés avec la peur, la faim, la violence, la souillure, il a sans cesse à en découdre pour sa survie.

Nous sommes à Cuba au début des années 90 et le narrateur, Pedro Juan, tenant une sorte de journal erratique et ventral, orchestre une visite guidée du chaos, de la vie éclatée et il nous offre, ce faisant, une chronique magistrale de Cuba en ses bas-fonds.

Il fut un temps un nanti, journaliste en vue, résidant dans les beaux quartiers, marié à une artiste, une sculptrice. Mais le confort, l'aisance, la vie bourgeoise n'étant manisfestement pas sa vocation, il s'est sabordé, sapant ses propres bases. Il n'en pouvait plus de rédiger des articles léchés, policés pour complaire à ses lecteurs et les endormir cependant que la terreur et la ruée sauvage faisaient rage autour de lui, en lui. Il n'en pouvait plus d'abuser son public, de se livrer à d'ignobles tractations et manipulations verbales visant à déguiser la vérité.

Offense et trahison, voilà à quoi il avait le sentiment de se livrer jour après jour, il s'éprouvait collaborateur, contribuant au complot général, répandant l'obscurantisme. Il avait soif de clarté, d'authenticité, soif de coller à la réalité nue. De s'y colleter avec ses mots. Dès lors, c'en fut fini de ses privilèges. Evaporé son emploi de journaliste, envolée à New-York où elle courtisait le succès, sa femme sculptrice. Et ce fut la dégringolade, il gravit, en vrac, tous les degrés de la déchéance : expropriation, précarité absolue, alcool, drogue, prostitution, prison... Il finit par atterrir dans un immeuble insalubre, vétuste, haut lieu de la dégradation. C'est là qu'il croupit, survit, c'est de là qu'il nous envoie des nouvelles, hautes en couleur, de Cuba.

image_havaneLes réflexes de journaliste ne l'ayant pas quitté, il observe, note, enregistre et restitue au plus près de la sensation viscérale. Dans ses mots, il capture surtout son entourage immédiat et c'est une galerie d'ébouriffants personnages qui se déploie. C'est une cour des miracles explosive, une bande d'éclopés de la vie en perpétuelle ébullition qu'il met en scène. Il fraie avec les "crève-la-faim", avec les "freaks". Comme pour porter le motif de la chute à son point d'orgue, il se dégotte des boulots (éboueur, assistant de médecin légiste) qui l'enfoncent un peu plus dans la noirceur et la souillure. Mais peut importe, ce gaillard-là a la vie, le désir de vivre chevillés au corps. Même lorsqu'il est au plus bas, ses pulsions restent vives et il ne résiste jamais à l'appel du sexe. Les femmes, métisses, "mulâtresses",  "négresses", jeunes, vieilles (de préférence maigres mais il fait des exceptions) le requièrent toutes du moment qu'elles sont partantes et sensuellement prodigues. Et dans ce contexte de déshérence, de misère sans fond, fleurissent des collusions sexuelles qui donnent lieu à des scènes érotiques hallucinées, sensationnelles, parmi les plus furieuses et sulfureuses qu'on ait jamais lues. Le récit est littéralement gorgé de sexe, comme si le dénuement total appelait ces étreintes aussi triviales que frénétiques, urgent raccordage à la vie, affirmation percutante et triomphe de la vie viscérale. Conjuration de la mort qui partout vous tire par les pieds.

Pedro Juan trempe dans des combines, dans divers trafics plus ou moins lucratifs. Mais ce qu'il préfère, c'est "se mettre à la colle" avec une "cavaleuse", une tapineuse (éventuellement qualifiée de "porcasse") qui leur assure à tous les deux un train de vie, sinon confortable, du moins supportable.

Témoin majeur du délitement, Pedro Juan rapporte des épisondes insanes dans lesquels le burlesque le dispute à l'horreur. Il côtoie en permanence les abîmes de la folie, de la maladie, du crime, de la mort mais il est capable de tirer, même de ce situations-là, des pépites de cocasseire. Et tout est toujours à fleur de chair, il se reproche de "trop penser", prétend que réfléchir quand on est pauvre, est fatal, ça vous cloue, vous fusille, vous paralyse, vous empêche de réagir, d'oeuvrer à votre survie. Il ne mène pourtant aucune analyse fouillée : l'immédiat, l'urgence de vivre, de continuer sont là prégnants qui le cueillent et le bousculent.

Il constate que les élans de compassion, de générosité le désertent : ce sont là des luxes réservés aux privilégiés. Lui, il s'est cimenté, il est dans le sec, le dur, l'implacable, il laisse crever les faibles, pas le choix. Tout cela est terrible mais l'écriture, toute d'immanence, qui colle à la crasse, est d'une étrange fraîcheur et éclate d'un contagieux appétit de vivre.

BH 08/09

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